Porter un regard sur les sept dernières décennies, c’est constater la vertigineuse accélération de l’histoire. En effet le monde a plus changé, au cours des 70 dernières années que depuis l’Antiquité. Il a changé en mal, de l’horreur nazie jusqu’au terrorisme de Daech en passant par le Goulag soviétique… comme en bien, de la conquête de l’espace aux découvertes médicales avec l’allongement de la durée de vie en passant par l’amélioration de la condition féminine… Le regard du passé semble encore plus vertigineux lorsque l’on observe le grand chambardement de la France rurale. Le sociologue Henri Mendras écrivait que le paysan de 1940 vivait comme celui d’Hésiode.
Ainsi donc en à peine trois générations l’agriculture a connu une transformation plus considérable qu’entre la naissance de l’agriculture, il y a dix millénaires dans le Croissant fertile, et la Seconde Guerre mondiale. Bouleversement démographique d’abord : on est passé de plus de quatre millions d’actifs dans l’agriculture à moins de 500 000 aujourd’hui. Bouleversement sociologique : on est passé d’un monde encore majoritairement rural à un monde urbanisé, dans l’espace comme dans les esprits. Bouleversements technologiques : une vache qui donnait 1 200 litres par lactation au lendemain de la guerre en produit aujourd’hui huit fois plus, tandis que, des années 1960 aux années 1990, le rendement en blé augmentait d’un quintal par an ! Bouleversement professionnel, on est passé de l’état de paysan au métier d’agriculteur, de l’exploitation familiale à des structures juridiques nouvelles.
Pourtant au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France est meurtrie, traumatisée par la débâcle de 1940. Elle est nettement en retard par rapport aux pays voisins. Malgré le plan Marshall et l’arrivée de tracteurs américains, la mutation est lente et la production en panne. A la fin des années 1940, la France importe près de la moitié de ses besoins en blé des Etats-Unis. Et les tickets de rationnement perdureront jusqu’en 1949. Le tracteur, symbole de la modernisation, a du mal à s’imposer, même si, au sein du Commissariat au Plan dirigé par Jean Monnet, l’agronome René Dumont fait placer le machinisme agricole parmi les priorités de la nation.
Dès les années 1960, tout s’accélère, avec l’avènement de la Cinquième République et la construction européenne. L’objectif des nouveaux gouvernants est de moderniser l’agriculture pour développer l’industrie. Le Premier ministre, Michel Debré, et le ministre de l’Agriculture, Edgard Pisani, s’appuient sur les jeunes agriculteurs, formés par la JAC et font voter les lois d’orientation de 1960 et 1962 qui vont moderniser l’agriculture pour une génération, et permettre l’installation de jeunes agriculteurs sur des exploitations considérées comme viables. C’est la fin des paysans et l’accélération de l’exode rural, que chante Jean Ferrat avec La Montagne. Dans ce contexte la France impose sa vision à l’ensemble de ses partenaires, avec le soutien de Sicco Mansholt, le Commissaire européen à l’Agriculture, dans la construction de la PAC qui sera durant deux décennies la seule politique sectorielle véritablement intégrée.
L’heure est donc au productivisme. Les pouvoirs publics comme la société demandent aux paysans français de nourrir le pays à bas prix. Ce qu’ils feront presque trop bien ! Groupes de vulgarisation, Centres d’études techniques agricoles, développement de l’enseignement agricole contribuent à la formation des nouvelles générations d’agriculteurs qui se heurtent souvent à leur père. Les engrais, la sélection variétale des semences, la mécanisation, le développement de l’insémination artificielle, la génétique animale, la création de CUMA… contribuent au succès de l’agriculture française, qui, très vite, rattrape son retard et s’impose comme la principale agriculture des Six qui constituent alors la Communauté économique européenne. Les agriculteurs sont les Japonais de l’économie française, écrit alors l’économiste Michel Albert. Les céréales françaises dament parfois le pion aux céréales américaines sur les marchés mondiaux et Jean-Baptiste Doumeng fait fortune dans le commerce agro-alimentaire avec les pays de l’Est.
Mais très vite la machine s’emballe. Les excédents grèvent le budget européen, en particulier le lait, dont la production sera contingentée, et les céréales, dont les prix de soutien vont diminuer. Les crises monétaires remettent en cause l’unité des prix au niveau européen, avec l’instauration des fameux montants compensatoires monétaires. Les chocs pétroliers accroissent les charges. Le rapport de forces au sein des filières est bouleversé avec le poids accru des industries d’amont et d’aval, et surtout par la suite de la grande distribution dont le développement est soutenu par les pouvoirs publics pour lutter contre l’inflation. Dans les années qui suivent la grande distribution s’accaparera la plus grosse partie de la valeur ajoutée. Les trente glorieuses qui, en fait, n’auront été que vingt se terminent, amorçant une période de ruptures avec l’émergence de deux mouvements d’opinions qui vont transcender les partis politiques, l’écologie et le libéralisme économique.
Après mai 1968 et la remise en cause de la société de consommation, les mouvements écologistes font entendre leur voix. Un livre Le Printemps silencieux de Rachel Carson, best-seller mondial, témoigne des dégâts du DDT sur la faune. Plus tard l’affaire des veaux aux hormones suscite la méfiance des consommateurs. D’autant que les crises sanitaires se multiplient, jusqu’à l’épisode tragique de la vache folle. Côté économique, après les élections de Margareth Thatcher et Ronald Reagan, les monétaristes ont pris le dessus sur les keynésiens qui, jusqu’alors, avaient marqué les politiques économiques des pays occidentaux. C’est la fin de l’Etat-providence et de l’économie sociale de marché, qu’accentueront la chute du mur de Berlin et la dislocation de l’empire soviétique. L’économie financière s’impose à l’économie réelle. L’heure est à la dérégulation. La PAC n’y échappe pas. Les négociations du GATT puis de l’OMC imposent en 1992 à l’Europe qui s’élargit une réforme drastique, marquée par le gel d’une partie des terres. Premiers pas vers un « détricotage » de la PAC qui annonce la fin à terme de deux de ses piliers que sont le tarif douanier commun et les organisations communes de marché et ouvre la porte à une concurrence exacerbée entre producteurs des différents Etats-Membres.
Cette évolution suscite bien des inquiétudes. Alors que les nouvelles technologies du vivant pourraient encore concentrer un peu plus la production, l’on s’inquiète du devenir des territoires ruraux. Les services publics désertent de plus en plus les campagnes. En 1991, Raymond Lacombe sensibilise l’opinion publique en organisant avec succès le dimanche des terres de France qui rassemblera 300 000 ruraux venus de toutes les provinces sur le pavé parisien.
Car l’agriculture est plus que l’agriculture, comme le note Edgard Pisani dans Le vieil homme et la terre. Paradoxalement, alors que le nombre d’actifs ne cesse de baisser, que sa contribution au PIB s’effrite, l’agriculture se trouve plus que jamais au cœur des enjeux de société. Enjeux géopolitiques, économiques et sociaux avec la mondialisation, les défis Nord/Sud, la question de l’emploi, l’avenir de l’Europe, la financiarisation de l’agriculture qui se traduit par les dérives spéculatives sur les marchés mondiaux et l’accaparement des terres, notamment dans le tiers monde, alors que le nombre de paysans n’a jamais été aussi élevé dans le monde… Enjeux sanitaires avec la sécurité alimentaire. Enjeux territoriaux avec les déserts ruraux et la « métropolisation » du territoire… Enjeux technologiques et éthiques liés aux nouvelles technologies du vivant comme la transgénèse ou le clonage… Enjeux culturels avec la question des paysages, des terroirs, du bio et de la qualité gastronomique… Enjeux environnementaux, de la question de l’eau à la dégradation des sols, du réchauffement climatique à la protection de la biodiversité… Entre vaches folles et Dolly, malbouffe et gastronomie, grande distribution et circuits courts, comme les AMAP, productions intensives et agriculture biologique, mode de production familial et mode de production industriel, entre fonction nourricière et diversifications dans la production énergétique, la société s’interroge, les agriculteurs aussi.
Pour gérer la complexité et la diversité, autorités publiques et organisations professionnelles ne sont pas outillées, se contentant le plus souvent de gérer le quotidien et de communiquer face à une crise d’identité majeure qui se manifeste sous différents aspects, comme le refus de l’Europe. Après en avoir été les pionniers, les agriculteurs ont été la catégorie socioprofessionnelle qui a voté le plus contre la ratification des traités européens. Ou encore, le vote Front national qui ne cesse de croître au sein d’une population longtemps rétive aux idées d’extrême droite. Et, plus tragiquement, un taux de suicide des agriculteurs supérieur aux autres catégories socioprofessionnelles. Disparition du lien entre famille et exploitation, problèmes de transmission, grande diversité de situations, marginalisation des agriculteurs à la fois démographique, économique et social… contribuent à cette perte de repères. Plus anecdotique mais oh combien révélateur le développement (notamment dans les médias) du thème de l’agriculture urbaine témoigne de cette perte de repères. Il y a un siècle Alphonse Allais voulait mettre les villes à la campagne parce que l’air y était de meilleure qualité. Aujourd’hui l’agriculture urbaine se veut être un facteur le lien social dans les villes, tandis qu’à la campagne le lien social se délite.
Dans ce contexte complexe, aux logiques souvent contraires, saurons-nous gérer la diversité… ? D’autant que l’agriculture semble à contre-courant du monde d’aujourd’hui : une activité qui réclame du temps long dans un monde qui s’accélère de manière vertigineuse ; une activité sédentaire dans un monde qui se nomadise ; une activité ancrée dans les territoires au sein d’un monde globalisé fonctionnant en réseau ?
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