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Une histoire mondiale de l’agriculture. Volume 1 – publication le 1er mars 2018

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Les Billets d’humeur

Moine paysan

C’est une véritable reconversion qu’a vécu le frère François Cassingena-Trévedy. Après quatre décennies de vie monacale dans des abbayes, il s’est installé dans un village de 26 âmes des monts du Cantal, tout en restant attaché canoniquement à sa communauté bénédictine. Dans un magnifique ouvrage, Paysan de Dieu (1), à la fois ode poétique à la terre, au travail manuel, et surtout aux hommes de la terre, il raconte une année de sa vie auprès des paysans cantaliens, où se mêlent intimement le temps liturgique et le temps des saisons et des travaux agricoles.

Dès les premières lignes, on comprend l’ampleur du changement. « La page est tournée. Tout ce qui précède n’était sans doute que préface… Ma vie intellectuelle est révolue… elle est défunte », écrit ce normalien, docteur en théologie, auteur de nombreux livres, traducteur des Pères de l’Eglise syriaque…, comme pour s’éloigner d’un monde dont les tumultes bavards lui sont de plus en plus étrangers.

Et la greffe a pris auprès de ces familles paysannes du plateau du Cézallier.  Comme la philosophe Simone Weil, qui avait embrassé la condition ouvrière, ce moine n’hésite pas régulièrement à enfiler la cotte pour aider à la traite, soigner les animaux, entretenir les clôtures, participer à l’estive… « Ma disponibilité gratuite aux uns et aux autres représente désormais à mes yeux la forme essentielle et quasi obligatoire de ma vie religieuse », écrit ce marcheur invétéré qui se définit comme un « ermite social », aime la puissance naturelle de la terre, la neige « une horloge hâtant l’humanité », le feu dans la cheminée qu’il compare à une plante vivace, son horloge pour restaurer le temps, son jardin des simples, l’agressive et attachante odeur de la bouse, ce paradis trapu et rude du haut duquel on domine le monde, la société des vaches de feu, mais surtout les gens de ce pays, humbles, taiseux et chaleureux.

La traduction, qu’il a commencée des Géorgiques, ce manuel poétique traitant des travaux des champs écrit par Virgile peu avant l’ère chrétienne, patientera. Il a préféréd’abord tester sa nouvelle condition de paysan.

1/ Paysan de Dieu – François Cassingena-Trévedy – Albin Michel

Grand reporter et fille de paysans

D’une première enquête en 1994, à l’occasion d’une épidémie de peste qui ravage le nord de Bombay, qui lui donne le virus du grand reportage, à la tragédie de Gaza, en passant, pour ne citer que quelques épisodes, par le retour des talibans en Afghanistan, le tsunami du Sud-Est asiatique, la chute du Khalifat en Syrie et en Irak, et plus récemment 22 séjours en Ukraine depuis le début du conflit, Maryse Burgot, grand reporter à France 2, nous offre dans Loin de chez moi (1), le regard sensible de cette mère de deux enfants sur ces lieux chauds de la planète.

Elle témoigne aussi d’un parcours qui n’était pas écrit à l’avance, de la part de cette fille d’agriculteurs de Bazouges-la-Pérouse en Bretagne, qui a pris goût au journalisme en lisant Ouest-France et cultive depuis cet amour démesuré pour ce métier de passion qu’est reporter de terrain, comme un enfant avec le monde entier pour horizon. « Je me suis évadée de mon milieu d’origine », écrit Maryse Burgot, qui se considère comme un Ovni, une anomalie, tant on ne croise que peu d’enfants de paysans dans les grands médias nationaux.

« Dans ma famille, il n’y a aucun journaliste. Je n’avais absolument pas les codes pour entrer dans le monde de la presse ». Néanmoins, après 35 ans de métier, elle avoue toujours éprouver ce syndrome de l’imposture, celui d’être entré par effraction dans le cénacle des rédactions parisiennes. « Je n’aurai jamais l’assurance des gens bien nés. C’est ma force et ma faiblesse ». Sa faiblesse, c’est cette intranquillité permanente, ce manque d’insouciance et de nonchalance, que n’ont souvent pas les journalistes bien nés. Sa force, c’est ce regard si empreint d’humilité, d’humanité et de sensibilité aussi bien dans sa manière de témoigner des grands conflits de la planète, que de la façon dont elle évoque dans son livre ses parents et leur métier d’agriculteur. D’ailleurs, au début de l’année 2024, elle a souhaité couvrir les grandes manifestations des agriculteurs pour discrètement leur rendre hommage.

1/ Loin de chez moi – Grand reporter et fille de paysans – Fayard – 342 pages -Octobre 2024 – 20,90 €

Fractures alimentaires

Au cours des dernières semaines, deux rapports ont analysé les conséquences de la malbouffe en termes de santé, de coûts environnementaux et sociaux. Le premier, à l’initiative du Secours catholique, avec le réseau des CIVAM, Solidarité Paysans et la Fédération des diabétiques, L’injuste prix de notre alimentation, calcule, à partir des dépenses réellement engagées par les pouvoirs publics, les coûts cachés de notre alimentation et en arrive à la somme de 19 milliards € par an (12 pour la santé, 3,4 pour les impacts environnementaux et 3,4 pour les impacts socio-économiques). Des chiffres qui s’ajoutent aux 48,3 milliards de soutiens publics au système alimentaire français.

Le rapport propose d’orienter les soutiens vers une alimentation plus saine, plus accessible, plus écologique notamment aux personnes en précarité (un Français sur 3 est en situation d’insécurité alimentaire et 1 adulte sur 5 est obèse). Le second rapport, celui de l’Institut Montaigne, un think tank d’inspiration libérale, Fractures alimentaires : maux communs, remèdes collectifs, qui part des mêmes constats, mais à partir d’une méthodologie différente, estime que la mauvaise alimentation et les pathologies qui y sont associés coûtent 125 milliards d’euros à notre système de santé. Il propose notamment l’instauration d’un chèque alimentaire par personne en situation de précarité d’un montant de 30 € par mois permettant l’achat de 4 fruits et légumes par jour.

Les deux rapports se rejoignent sur la nécessite de freiner l’expansion de la malbouffe, de miser sur la restauration collective et sur le fait que la charge de la transition alimentaire ne peut plus reposer sur le seul consommateur mais doit être répartie entre les différents acteurs. D’où l’échec de la campagne : 5 fruits et légumes par jour ! Alors que sortaient ces deux rapports, le SIAL (Salon international de l’alimentation) se tenait à Villepin mettant l’accent sur les substituts végétaux à la viande, aux produits laitiers et aux poissons, produits ultra transformés à prix élevés. Le contraste est saisissant avec les deux rapports qui incitent les consommateurs à manger du vrai…

Terres vivantes

« Il y a un verrouillage culturel du sol parce qu’y pénétrer sent le sacrilège et la mort », déclarait le pédologue Alain Ruellan, ajoutant : « Ne faut-il plutôt dire que le sol c’est la vie, car nous sommes nés du sol. » En effet le sol a longtemps été considéré comme un support inerte que l’on pouvait exploiter comme un gisement. Ainsi les civilisations sumérienne et maya ont disparu pour avoir abusé de leurs sols. Il faudra attendre la fin du XIXème siècle pour comprendre toute la complexité et la diversité des sols, avec la création par le russe Doukoutchaev de la pédologie, science des sols, promue en France par Albert Demolon, sans oublier les travaux de Charles Darwin, dans les années 1830 sur les vers de terre.

Mais pendant longtemps, dans le domaine de la fertilisation, on s’intéressera essentiellement à la plante. Il faudra attendre les années 1980 avec les travaux du microbiologiste des sols, Claude Bourguignon, auteur du livre Le sol, la terre et les champs (1), qui tentera non sans mal d’initier une approche nouvelle, plus globale, plus scientifique autour de l’idée qu’il faut non pas forcer la nature mais l’aider et considérer le travail de l’agriculteur comme une cocréation avec la nature. Idée reprise notamment aujourd’hui par Marc André Selosse, professeur au Muséum d’Histoire naturelle et auteur de L’origine du monde (2), un livre qui nous fait découvrir ce monde méconnu pour nous aider à retisser notre lien perdu au monde naturel. Depuis les choses évoluent, avec le développement des techniques de conservation des sols, qui protègent cette importante faune souterraine, signe de bonne santé de la terre.

Une prise de conscience qui atteint même le secteur de la culture. L’an passé, l’ouvrage du philosophe Gaspar Koenig, Humus (3), figurait parmi le dernier quarteron de la sélection du Goncourt. Enfin ces derniers jours, le Festival International de Géographie de Saint-Dié-des-Vosges a fait des terres son thème central. Signe qu’au-delà des sols, notre regard sur le vivant évolue considérablement…

1/ Edition La manufacture/Sang de la terre – 190 pages – 1989.

2/ Editions Actes Sud – 469 pages – 2021 – 25 €.

3/ J’ai lu – 509 pages – 2023 – 8,90 €.

Les projets alimentaires territoriaux

Ces dernières décennies ont été marquées par un éloignement entre lieux de production agricole et de consommation alimentaire, engendrant une forte déconnexion entre villes et campagnes. C’est dans l’esprit de rapprocher territoires et alimentation et de réduire les distances entre la fourche et la fourchette, que le législateur a inscrit dans la loi agricole de 2014, les projets alimentaires territoriaux (PAT) qui associent tous les acteurs : collectivités territoriales, associations de consommateurs, syndicats de producteurs, services de l’Etat, entreprises, universités, parcs naturels régionaux, associations…

Dix ans après le vote de la loi, l’engouement n’a pas cessé et s’est même accélérée après la Covid qui a montré la fragilité de notre système d’approvisionnement. Aujourd’hui, plus de 440 projets représentent près de deux tiers du territoire. Ce qui frappe à la lecture des documents sur le sujet dont celui de l’ADEME (1), c’est l’hétérogénéité des projets issus ou soutenus par les PAT. Pour ne citer que quelques exemples : à Grenoble, des acquisitions foncières favorisent l’installation d’agriculteurs ou la pérennité d’exploitations ; au Pays d’Armagnac, est privilégiée l’intégration d’un maximum de produits locaux et de qualité dans les cantines ; dans l’Adour, c’est le rachat d’un abattoir municipal, dans le Clunysois, l’établissement d’un atelier agro-alimentaire partagé et à Lyon Métropole, le développement d’un réseau de fermes semencières ; dans le Bassin rennais, l’objectif est d’assurer des débouchés rémunérateurs aux agriculteurs engagés dans la protection de la ressource en eau ;  à Marseille, en Lorraine et dans l’Artois, c’est la lutte contre la précarité alimentaire qui est prioritaire ; et dans de nombreux projets, est favorisée la sensibilisation des écoliers au gaspillage alimentaire…

A défaut d’élaborer un contrat social agricole, alimentaire, environnemental, et de santé, au niveau national, au moins les territoires (et c’est l’un des grands mérites des PAT) permettent-ils la rencontre et le dialogue entre les rats des villes et les rats des champs…

1/ Actions et projets inspirants pour nourrir mon PAT (Quadrant Conseil, Soliance Alimentaire).

Sidération

Il y a quelques mois j’avais consacré un billet admiratif à l’action de l’abbé Pierre dans la défense du monde paysan. Quelques années auparavant, j’avais découvert dans le cadre d’entretiens pour un livre, un personnage hors du commun, complexe, rebelle, homme de colères et d’excès, qui, dans sa jeunesse voulait être à la fois François d’Assise et Napoléon (quel orgueil !), hésitant entre la grotte (le monastère) et le monde (l’engagement politique). Ainsi le jeune Henry Grouès qui voulait être à la fois marin, missionnaire ou brigand. Brigand, il le sera durant la Résistance lorsqu’il faisait des faux papiers pour les Juifs, mais osant, cinq décennies plus tard, défendre Roger Garaudy, auteur d’un livre remettant en cause le nombre de victimes de la Shoah. Puis l’adolescent qui, dans ses carnets d’enfance, écrivait : « Pourquoi m’avoir donné un cœur si aimant ? » et aspirait à la sainteté mais qui, à la fin de sa vie, ne veut plus être un saint (Et l’on sait désormais pourquoi !).

Apprenant les premières révélations, j’ai aussitôt pensé à un échange entre l’abbé Pierre et le général de Gaulle. L’abbé Pierre, qui n’était pas idolâtre de De Gaulle, loin s’en faut, lui dit un jour : « En définitive, nous autres, mon général, nous n’avons que de petits défauts parce que nous n’avons que de petites qualités. Mais, vous, mon Dieu, que vous avez de grandes qualités. » Sous-entendu, de grands défauts… A la lueur des dernières révélations, l’on pourrait lui renvoyer le compliment, quoi que les grands défauts mésestiment amplement la gravité des faits incriminés.

De quoi nous interroger sur ce contraste saisissant entre le bien et le mal chez celui que l’on considérait comme un prophète moderne, et ce besoin que nous avons collectivement d’héroïciser certains personnages, figures du Bien, mais non dénués de « misérables secrets ». D’ailleurs l’abbé Pierre le reconnaissait lui-même : « Toute identification à un homme, des idéaux, des valeurs pour lesquelles on veut vivre est une folle imprudence qui, tôt ou tard, vous laissera meurtri. Idolâtrer qui que ce soit, c’est à lui aussi, au bout du compte, faire un grand mal. »

Géopolitique des céréales

Une météo trop pluvieuse avec des intempéries à répétition dès l’automne dernier et insuffisamment ensoleillée, au cours des derniers mois ont pour conséquence une chute de l’ordre de 25 % de la production française de blé, non sans effets sur les exportations françaises futures. La France exporte en effet près de la moitié de sa production céréalière. En 2014, après un été pluvieux, la France avait dû importer du blé britannique et lituanien. Le contexte géopolitique international est aujourd’hui beaucoup plus tendu.

Dans Géopolitique des céréales (1), ouvrage construit à partir de 40 fiches documentées et coordonné par Sébastien Abis), ce dernier montre comment les acteurs numériques russes ont alimenté, il y a quelques semaines, les réseaux sociaux sur le fait que le blé français n’était plus apte à satisfaire les demandes du marché mondial. Au fil des pages, l’ouvrage montre que, les céréales, et notamment le blé qui assure 40 % de l’apport énergétique et protéinique mondial, sont au même titre que les hydrocarbures un enjeu géopolitique majeur. Un quart de la production mondiale de blé est exportée et les pays importateurs sont de plus en plus nombreux, notamment les pays tropicaux sous l’effet du réchauffement climatique. Le tout aggravé par l’imprévisibilité des mouvements spéculatifs, les risques de cyberattaques, les conflits dans les zones de passage maritime comme les détroits d’Ormuz, du Bosphore ou de Malacca, la Chine qui détient plus de 50 % des stocks mondiaux de céréales. Sans oublier le poids de la Russie (près du tiers des échanges mondiaux) qui, depuis 2016, a détrôné les Etats-Unis, comme premier exportateur mondial de blé. Bref les incertitudes sont nombreuses et la sécurité alimentaire menacée dans les années à venir après une première moitié de la décennie 2020 particulièrement noire, marquée par l’épidémie de Covid et la guerre en Ukraine. Seule touche réconfortante, l’auteur imagine un sursaut en 2030 de la part des chefs d’Etat et de gouvernement en vue d’assurer la sécurité alimentaire…

1/ Editions Eyrolles – 181 pages, 19,90 €

Campagnes gallo-romaines

A l’occasion de l’exposition Saisons romaines consacrée à la mosaïque des saisons de Saint Romain en Gal dans le Rhône, la Revue Reliefs (1) propose un hors-série qui nous permet de découvrir cette période romaine et gallo-romaine si importante dans notre histoire, et particulièrement dans l’évolution de l’agriculture…  Un peu comme le fera le calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry, 13 siècles plus tard au début de la Renaissance, la mosaïque fait découvrir les scènes de la vie quotidienne des campagnes du début de notre ère, mêlant au fil des saisons activités agricoles et fêtes religieuses, et montrant aussi l’importance du lien qui unit les hommes à la nature, à la terre et aux divinités. Une période prospère pour l’agriculture, dont témoignent le développement de la viticulture, l’architecture des villas ou les gigantesques entrepôts de grains construits au bord du Rhône, mais qui ne doit pas faire oublier les effets tragiques de la colonisation avec l’asservissement et l’esclavage.

C’est aussi la période des grands agronomes romains, qui, de Caton l’Ancien à Palladius, en passant par Virgile (Les Géorgiques), l’encyclopédiste Pline l’Ancien, Varron et Columelle, vont demeurer pendant des siècles la référence en matière agronomique et influencer les agronomes de la Renaissance comme Olivier de Serres. S’ils font l’apologie du travail de l’homme des champs qu’ils placent dans la hiérarchie nettement au-dessus de l’homme des villes (tout en soutenant l’esclavage), ils se montrent souvent précurseurs, à l’instar de Columelle pour qui la solution face à l’appauvrissement des sols, n’est pas le repos de la terre mais sa nutrition. Considéré comme le plus grand agronome de l’époque, Columelle prône des techniques nouvelles comme l’association cultures élevage pour enrichir la terre et affirme la nécessité de la formation des agriculteurs. Idées qui ne seront véritablement reprises que beaucoup plus tard et pour certaines lors de la révolution agricole du XIXème siècle…

1/ Reliefs Saisons romaines (19,90 €) reprend quelques extraits de textes des agronomes romains.

Un pasteur

« Ne pas accorder d’attention à la beauté du monde est un crime d’ingratitude », écrivait la philosophe Simone Weil. En un temps où se mêlent tant d’incertitudes et d’inquiétudes, notre capacité d’émerveillement en la nature et en l’homme est un bon antidote à l’esprit ambiant. Et le documentaire, – qu’a proposé mercredi France 3, mais que l’on peut regarder sur le site France.tv-, un pasteur, mêlant grandioses paysages alpestres et passion d’un jeune berger, est exaltant. Le réalisateur Louis Hanquet, – lauréat du Grand Prix du documentaire national au Fipadoc pour son premier long métrage -, a filmé avec délicatesse, pendant près de deux ans, Félix Girard, un berger de 32 ans, attaché à la tradition du pastoralisme. Pas question, pour lui, de laisser ses bêtes en bergerie. On suit Félix dans sa transhumance de plus de 200 kilomètres effectués à pied, et non comme c’est très souvent le cas en camion.

Econome en mots, mais expressif par les gestes et l’émotion qu’il transmet, on le voit isolé dans sa petite cabane pendant des mois avec pour seule compagnie ses brebis et ses chiens. On découvre son sens aiguisé de l’observation et sa parfaite technicité à soigner ses animaux…mais aussi la sensibilité qu’il met à recouvrir de pierres le cadavre d’une brebis égorgée par un loup. Même émotion lorsque son père évoque ces 21 agnelles qui se sont faites massacrées en une seule nuit, reconnaissant lui-même sa responsabilité ! Mais il n’y a pas que les prédateurs, Félix se montre encore plus inquiet par l’évolution climatique et son impact sur ce mode d’élevage : moins d’herbe et une herbe qui sèche plus vite. Enfin, comme pour contrecarrer l’âpreté du métier, on l’entend lire un poème de Fernando Pessoa qu’il copie pour son père, car, dit-il, « ça parle de nous » : « Mon âme est semblable à celle d’un pasteur, elle connaît le vent et le soleil. Elle va la main dans la main avec les saisons… Le troupeau, ce sont nos pensées et nos pensées sont toutes des sensations… »

Voir le beau…

La beauté est là et nous ne savons pas la voir. Tel est le constat que fait la philosophe Laurence Devillairs qui, dans un livre au style limpide et agréable, La Splendeur du monde (1), nous invite à travers son histoire et ses anecdotes à aller à la rencontre de la beauté. Non pas la beauté sublime qui nous envahit ou le beau tapageux qui nous envoûte, mais cette splendeur simple qui nous surprend et nous interpelle, et qu’elle compare à un embrasement amoureux. Comme ces corneilles sur le toit d’une gare parisienne qui l’ont sauvé d’une dépression.

« On pense quand on voit et voir fait penser », écrit Laurence Devillairs qui considère que la beauté est notre géographie et aimerai que sur son passeport soit écrit : aime Baudelaire, la mer, les SexPistols et Hegel, plutôt que son état-civil. Car, voir c’est s’ouvrir au monde, comme un remède contre le narcissisme ambiant : « Nous voyons plus loin que nous-mêmes quand nous voyons la beauté. » C’est cultiver la curiosité, accepter le silence qui n’est pas que vide ; c’est regarder le vivant comme une pièce unique, et ne pas opposer nature et culture. « Face aux champs de tournesols, écrit l’auteure, on devrait éprouver le même respect qu’au regard des toiles de Van Gogh ». C’est aussi faire le bien : « A chaque fois que l’on accomplit le bien, on ajoute de la beauté au monde ».

Mais comme tout cela semble contraire à notre quotidien, qui privilégie l’esbroufe, le tapageur, l’agitation, la beauté préfabriquée des vacances à la splendeur de la liberté… Que cet art du voir et du ressentir est compliqué, en ces temps moroses (heureusement, il y a les JO !). D’où ce livre qui nous guide dans notre apprentissage à aller à la rencontre de la beauté.  D’ailleurs à la fin du livre, l’auteure, qui réclame une éducation à la beauté, un ministère de la transition esthétique et rêve d’une république du beau, nous propose des exercices et notamment de tenir un carnet de bord des moments où l’on a été saisi par la beauté.

1/ Stock, 198 pages, 19,50 €

Déclassement…

Comme ce fut le cas en Seine-Saint-Denis en 2010 et dans le Lot-et-Garonne en 2017, le Conseil départemental de l’Aisne vient de voter un budget déséquilibré. Il manque 22,5 millions d’euros. Certes la procédure est contraire aux règles de la comptabilité publique, mais notons que l’Etat impose aux collectivités territoriales des règles qu’il s’exonère ! Les édiles de l’Aisne estiment qu’en 2025, ils ne seront plus en mesure d’assurer certaines politiques d’accompagnement des initiatives locales ou de partenariat avec des acteurs sociaux. Ainsi, au niveau agricole, le Conseil départemental soutient la modernisation des bâtiments d’élevage, le développement des circuits courts ou les associations d’aide aux agriculteurs en difficultés… Nous n’en sommes pas encore là, mais le 24 juin, le département pourrait être mis sous la tutelle du préfet.

En fait, comme nombre de départements pauvres, l’Aisne qui consacre 71 % de son budget au social (contre 60 % en moyenne nationale), depuis que l’Etat a, en 2008, délégué aux départements les dépenses de solidarité (RSA, handicap, dépendance…), voit ses dépenses croître. Certes l’Etat verse une dotation mais sur la base des données de 2008. Or depuis la précarité s’est singulièrement accrue. Qui plus est les droits de mutation à titre onéreux, l’une des sources de financement des départements, ont pâti de la baisse du marché de l’immobilier. C’est le cas de l’Aisne qui figure parmi les départements les plus pauvres avec un taux de chômage de 10,6 % et un taux d’illettrisme le plus élevé de France métropolitaine… Les tests effectués lors des journées Défense et Citoyenneté (2019) ont montré que 18 % des jeunes Axonais présentaient des difficultés importantes de lecture (6 points de plus que la moyenne nationale). Un paradoxe au pays de Racine, La Fontaine, Dumas, Claudel et de la Cité de la langue française. Dans ce contexte, il n’est pas vraiment surprenant, que l’Aisne soit le seul département où le Rassemblement national ait franchi la barre des 50 % aux élections européennes.

Des campagnes, en panne de mobilité

Certes la Loi d’Orientation des Mobilités, promulguée en 2019, a reconnu la mobilité comme un droit et particulièrement la mobilité en milieu rural comme un axe des politiques nationales. Mais, près de cinq ans plus tard, force est de constater ses limites (absence de ressources pérennes, manque de coordination des acteurs, compétences floues…). Tel est du moins le constat que fait le Secours Catholique, (association caritative très présente dans les territoires enclavées), dans un récent rapport : Territoires ruraux en panne de mobilité.

Selon ce rapport, 10 à 20 % des personnes vivant dans ces territoires hyper ruraux, où les transports en commun sont inexistants et les services publics et les commerces de moins en moins accessibles, seraient victimes d’une sorte d’assignation à domicile. C’est en particulier le cas de jeunes demandeurs d’emplois, de personnes âgées et handicapée et ceux dont le revenu est précaire. D’autant plus que pour les ruraux qui parcourent un tiers de distance en plus que la moyenne des Français, les frais de déplacements sont souvent le premier poste de dépense (21 % pour les ménages ruraux). Des initiatives sont prises notamment par les associations caritatives ou les collectivités locales, (microcrédits ou aides financières pour l’achat d’un véhicule, dispositifs de transports solidaires, garages solidaires, covoiturage, transport à la demande, autopartage…) mais les bénévoles ont l’impression de trop souvent servir de pansements à un système défaillant.

Dans ce contexte, le rapport propose de développer une offre de mobilité adaptée à ces zones rurales (réouverture de gares et de petites lignes, développement de réseaux de petits bus électriques), une planification de proximité élaborée avec les citoyens, une mobilité plus inclusive et plus durable, favorisant les transports publics, alors que durant les dernières décennies les choix d’aménagement du territoire ont favorisé l’hégémonie de la voiture. Un enjeu écologique majeur, comme le souligne un élu du Vendômois en charge des mobilités, Nicolas Haslé, pour qui la mobilité, porte d’accès à tous les droits, soulève la question de notre modèle de société

Amoureux de l’Europe…

Même si je me considère comme un amoureux de l’Europe, (car né d’une mère belge et d’un père français, alors que s’amorçaient les négociations du Traité de Rome, et vivant dans un village meurtri par le sang et les ruines de la boucherie de 14 et du désastre de 1940), j’ai parfois le blues devant cette Europe qui piétine, avec ses avancées souvent trop prudentes, ses reculs malheureux, sa difficulté à rencontrer le peuple européen, et ses campagnes électorales (comme c’est encore le cas actuellement !) qui privilégient les arrière-pensées partisanes au débat européen.

Alors quand ma foi européenne vacille, je me replonge vers les écrits du passé, en particulier Le Monde d’hier de Stefan Zweig. Ce récit nous mène de son enfance cultivée dans la Vienne d’avant 1914, à l’Autriche qui s’abandonne dans les bras du Führer, en passant par les riches rencontres (Romain Rolland, Rilke, Paul Valéry ou Rodin) et les années folles à Paris et Berlin. Se mêlent dans ce récit le désespoir de l’auteur et cette pulsion de vie avec ces appels aux Européens à un sursaut. Exilé au Brésil, dernière étape de son interminable exil, Stefan Zweig enverra son manuscrit, avant de se donner la mort le lendemain.

Autre texte que j’aime à retrouver, c’est le discours de Louise Weiss, prononcé le 17 juillet 1979 en tant que doyenne (elle a alors 86 ans) du nouveau Parlement européen dont les membres viennent d’être élus pour la première fois au suffrage universel. La journaliste, combattante de la paix et du droit de vote des femmes, même si elle reconnaissait que les institutions européennes ont fait des betteraves et des cochons européens, mais pas d’hommes européens, déclarait : « Qu’elles qu’aient été les flèches (dont les miennes) tirées contre les structures européennes actuelles, il n’est que justice d’en revenir à nos compliments et à nos mercis. Elles ont œuvré de leur mieux… nous ont épargné le pire des asservissements unilatéraux, destructeurs de nos caractéristiques nationales ».

Stefan Zweig et Louise Weiss me donnent bien des raisons d’aller voter dimanche !

La grande diversité des vins d’Europe

En 2023, la France est redevenue le premier producteur mondial de vins, devant l’Italie, en tête depuis 2015, et l’Espagne, victimes tous deux plus que l’Hexagone des changements climatiques, tandis que la production mondiale chutait de 10 %. Pas de quoi crier cocorico pour autant !

La semaine passée le supplément vins du quotidien Le Monde (daté du 20 avril) interrogeait 22 sommelières et sommeliers des différents pays de l’Union européenne sur leur vision de l’avenir du vin en Europe. Tous partagent cette fierté d’appartenir à un continent d’excellence, où la culture du vin est indissociable de l’histoire de l’Europe, et font l’éloge de la diversité vinicole à travers cette multiplicité de cépages, de sols, de climats, de terroirs, de techniques de vinification, de goûts… qui sont la chance du Vieux Continent, (la moitié des superficies et 59 % des bouteilles produites dans le monde).

Pour la plupart de ces experts, le vin du futur sera plus naturel, plus vivant, plus léger, avec des cépages plus autochtones, respectant l’individualité et l’originalité des terroirs. Ils prévoient une consommation moindre mais de qualité, provenant de terroirs encore plus diversifiés vers l’Est et le Nord, sur des terres jusqu’alors trop froides pour la vigne. C’est ainsi qu’un premier domaine viticole a été récemment créé en Lettonie et que le vignoble belge a fait de gros progrès en moins de deux décennies.

D’ailleurs, lorsque Le Monde demande à ces sommeliers leur bouteille coup de cœur (hors de leur pays d’origine), certes les vins français, cités quatre fois (dont trois Champagne), arrivent en tête, mais rieslings allemands et autrichiens, vins portugais et grecs ne déméritent pas. A travers les choix de ces médiateurs entre viticulteurs et consommateurs, se dessine une nouvelle carte des vins qui se traduit par la suprématie des vins blancs (seuls cinq vins rouges sont cités) et une diversité des crus et des terroirs encore plus marquée, liée à l’adaptation au changement climatique, grand défi des prochaines années pour la viticulture.

La nostalgie des années Pompidou

A l’occasion du 50ème anniversaire de la mort de l’ancien président de la République, une forme de nostalgie de l’homme politique (ou de la période) s’est emparée des médias, si ce n’est de l’opinion publique. Ces années 1969-1974 constituent l’apogée des Trente glorieuses, avec une croissance à 5 %, une dette très faible, un chômage presque inexistant, la modernisation de l’agriculture et le lancement des grands projets : Airbus, le TGV, le nucléaire, le réseau autoroutier… Alors, ces années, symbole des temps heureux ? Pourtant, dès avant la fin de son mandat écourté par la mort, des signes annonciateurs alertaient quant aux risques de la religion du progrès technique et de la croissance économique : avec d’abord en 1972, la publication du rapport du Club de Rome, puis l’année suivante la guerre du Kippour remettant en cause notre approvisionnement en pétrole.

En 1974, un économiste Richard Earsterlin avait montré que même si le revenu réel des Américains s’était accru de 60 % entre 1946 et 1970, la part de ceux qui s’estimaient heureux était restée constante, voire avait baissé, même si, d’année en année, dans les sondages, les enquêtés estimaient la situation financière comme premier élément contribuant au bonheur, devant la famille et la santé.

Alors, si la richesse est un élément important du bonheur, pourquoi une société qui s’enrichit semble-t-elle échouer à rendre ses membres plus heureux ? s’interroge l’économiste Daniel Cohen (récemment décédé) dans Une brève histoire de l’économie (1) avant de proposer cette explication : « La croissance donne à chacun l’espoir, même éphémère, de sortir de sa condition, de rattraper les autres, de dépasser ses attentes… Comme un marcheur qui n’atteint jamais l’horizon, l’humain moderne veut devenir constamment plus riche, sans comprendre que cette richesse, une fois qu’elle aura été atteinte, deviendra l’état normal dont il voudra à nouveau s’éloigner. » Peut-être faut-il voir dans cette explication les raisons de cette « Pompidou mania » et de cette nostalgie d’un temps, où la croissance semblait presque infinie… ?

1/ Albin Michel – 170 pages – 19,90 €

CETA, l’accord controversé

 

Le feuilleton CETA ne semble pas près de se clore. Cet accord bilatéral de libre-échange entre l’Union Européenne et le Canada, négocié depuis 2009, demeure très contesté. Ses opposants dénoncent notamment l’opacité des négociations, le manque de clause miroir et la crainte de la concurrence des Canadiens dans le secteur de la viande bovine. Déjà en 2016, le gouvernement de la Wallonie avait refusé la ratification. Malgré tout il était entré en application depuis 2017 pour la partie qui est de la compétence exclusive de l’UE. Et pourtant à ce jour, seuls 17 parlements nationaux l’ont ratifié, dont l’Assemblée nationale en 2019, mais pas le Sénat.

Le gouvernement français incertain de sa ratification par la Haute Assemblée ne l’avait pas mis à l’ordre du jour. Si bien que le 21 mars dernier, le groupe communiste du Palais du Luxembourg saisissait l’opportunité de l’intégrer dans sa niche parlementaire, engendrant le rejet par une majorité de sénateurs de la ratification. Le projet doit donc revenir au Palais Bourbon, pour un nouveau vote, mais dans un hémicycle, plus incertain que celui de 2019, avec une sérieuse probabilité d’être rejeté. Ce qui signifierait la fin du CETA, sauf si le gouvernement français décidait de ne pas notifier le vote aux instances européennes. Une possibilité qu’envisageait Valérie Hayer, la tête de liste de Renaissance aux européennes, assurant que « le CETA pourrait s’appliquer même en cas de vote défavorable de l’Assemblée nationale ».

Outre le fait que cette procédure témoigne du peu de considération pour la représentation nationale, cette situation rappelle, même si elle n’est pas du même ordre, le rejet des Français en 2005 du Traité Constitutionnel, puis l’adoption, deux ans plus tard mais par la voie parlementaire, du traité de Lisbonne qui le réformait mais en maintenait les grandes lignes. Cette décision avait suscité en particulier en France une crise de légitimité de l’Union européenne et la montée en puissance de partis opposés à la construction européenne. Prenons garde de ne pas tomber à nouveau dans le même travers !

Laïcité à la française

Depuis la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat, la France cultive sa singularité, le plus souvent incomprise par nos voisins européens, comme la polémique actuelle autour de l’affiche des Jeux Olympiques avec l’effacement de la croix sur le Dôme des Invalides. A l’opposition catholiques/laïcs, apaisée depuis des lustres, s’est substituée celle entre Islam et Laïcité, avec comme terrain de prédilection l’école : de l’affaire des foulards de Creil en 1989 jusqu’à l’interdiction récente des abayas, en passant par la décision en 2004 d’interdire les signes religieux ostensibles à l’école publique. Au cours de ces décennies, les tenants d’une laïcité tolérante et les défenseurs d’une laïcité intransigeante se sont déchirés sur fond d’épisodes terroristes et, parfois, de démagogie électoraliste.

Mais, malgré ses imperfections, la laïcité à la française, qui garantit la liberté de conscience, apparaît empreinte de sagesse lorsque l’on voit le rôle joué par les religions dans la vie politique d’autres pays et non des moindres. Ainsi aux Etats-Unis où les Evangélistes considèrent Donald Trump, qui, pourtant, n’a rien d’un père la vertu, comme l’élu de Dieu. En Russie, où le patriarche orthodoxe russe, Kirill, soutien inconditionnel de Poutine, compare l’offensive en Ukraine à une démarche de Rédemption. En Inde, où le Premier ministre, l’hindou Modi, multiplie les discriminations et les violences à l’encontre des musulmans. Et un peu partout dans le monde, où les islamistes radicaux sèment la terreur…

Dans ce contexte la France apparaît à contre-courant. Le constat que faisait Jérôme Fourquet dans L’Archipel français à savoir que « L’influence matricielle du catholicisme est véritablement en train de disparaître », est confirmé par le vote à près de 90 % des membres du Congrès en faveur de l’intégration de l’IVG dans la Constitution. Et même, dans les campagnes les plus traditionnellement catholiques, les églises souvent désertées appartiennent désormais plus au patrimoine culturel, – quand elles ne tombent pas en ruine -, qu’elles ne sont des lieux cultuels.

On manque de vision

« La politique ne consiste pas à faire taire les problèmes mais à faire taire ceux qui les posent », aimait à dire Henri Queuille, homme politique radical qui a traversé les Troisième et Quatrième République et détient toujours le record de longévité à la tête du ministère de l’Agriculture. Propos en apparence cynique de la part de de ce médecin corrézien, mais non dénué de réalisme, au regard de la situation actuelle. Il y a un mois, lorsque les barrages ont été levés, les autorités ont fait semblant de croire qu’avec 62 mesures, la solution était trouvée, semblant mettre sous le coude ce qui était le nœud gordien de la crise, à savoir la question des revenus. Cette question est revenue comme un boomerang lors de ce week-end mouvementé. En même temps que l’idée d’un prix plancher, largement décriée les semaines précédentes, et qui rappelle les prix indicatifs de l’ancienne PAC dont au cours des trois dernières décennies les mécanismes de régulation ont été démantelés, au nom d’une mondialisation heureuse et la réappropriation de ce concept de souveraineté alimentaire, inventé par Via Campesina, dans les années 1980, et très souvent décriée par les gouvernements.

Avec un brin de bon sens, l’un des interlocuteurs du Président de la République lors du débat, résumait bien l’état des lieux : « On manque de vision ! ». Depuis la crise financière de 2008, suivie par la Covid, la guerre en Ukraine, l’insécurité alimentaire grandissante, la question agricole s’impose au cœur de la réflexion stratégique au niveau mondial, interroge dans tous les Etats, les sociétés. Ce ne sont pas quelques mesures conjoncturelles aussi judicieuses soient-elles, qui vont résoudre les problèmes. Face aux enjeux géopolitiques et géoéconomiques, environnementaux et sociaux, alors que 2,5 milliards de Terriens n’ont pas une alimentation saine et que 16 % de nos compatriotes ne mangent pas à leur faim…, le chantier d’un nouveau pacte alimentaire s’impose, associant rats des champs et rats des villes. Reste à trouver les Pisani et Mansholt capables de le mettre en musique, pour ne pas donner raison à Henri Queuille.

Un mal français

L’empilement des normes, des règlements parfois contradictoires, des contrôles par trop tâtillons, autant de tracasseries administratives qui s’invitaient au cœur de la crise agricole. Ce constat dépasse largement le seul secteur agricole et n’est pas nouveau. Dans les années 1970, Alain Peyrefitte avait déjà pointé du doigt ces lourdeurs de l’administration dans son livre Le Mal français, tout comme le sociologue Michel Crozier dans Le Phénomène bureaucratique. Mais, depuis, cette addiction à la norme de l’administration française s’est considérablement accélérée. Récemment l’avocat et écrivain François Sureau déclarait que le Code pénal, modifié 133 fois en dix ans, recensait 500 infractions en 1810 contre plus de 15 000 aujourd’hui.

Plus de 350 000 articles de règlements au 1er janvier 2022 contre 215 000 en 2002, un Code des collectivités territoriales trois fois plus épais qu’il y a dix ans et un Code de l’environnement qui passe de 100 000 à un million de mots, tel est le constat que dresse Jean-Pierre Jouyet, dans son livre Est-ce bien nécessaire Monsieur le Ministre ?. Ce dernier, archétype de la haute fonction publique, qui fut ministre sous Sarkozy et secrétaire général de l’Elysée sous Hollande, reconnaît n’avoir pris conscience que récemment de ce harcèlement de normes en tous genres. Et pour cause l’administration voit dans l’abondance règlementaire la preuve de son efficacité. Le pouvoir y voit un moyen de laisser croire qu’il agit. Il est en effet plus simple pour un gouvernement de légiférer à tout va en fonction des circonstances, plutôt que de fixer un cap. Les agriculteurs, les entreprises, les collectivités, les citoyens y voient une forme de harcèlement.

Au fond cette inflation de normes ne traduit-elle pas une récurrente et indéfectible méfiance de l’Etat et de son administration à l’égard de ces « gaulois réfractaires » ? Une spécificité française ! Durant le confinement, alors que les autorités nous imposaient de remplir une attestation pour aller faire nos courses, un journal allemand avait titré à propos de la France : « Voyage en absurdie ».

La face cachée de la crise…

Des effigies de pendus, c’est une tradition dans l’histoire de la contestation depuis la Révolution française. L’an passé, celles du président de la République étaient courantes lors des manifestations contre la réforme des retraites. Mais les effigies des paysans en souffrance pendues sur les passerelles des autoroutes, comme pour rappeler la surmortalité par suicide des agriculteurs (l’une des plus élevée avec les vétérinaires) est d’une autre nature. Elle témoigne d’un mal-être qui va bien au-delà des inégalités sociales et territoriales, des tracasseries administratives, de la pression de la grande distribution, des contradictions des consommateurs ou des incohérences des politiques.

Les troubles psychologiques liées au mal-être, – L’Express en a d’ailleurs fait sa couverture cette semaine dans une perspective plutôt rassurante grâce aux innovations thérapeutiques -, concerneraient un Français sur cinq. Les campagnes n’échappent pas à ces maux du temps présent. Mais si, en milieu rural, ils sont sensiblement les mêmes (burn-out, dépression, angoisse climatique…), ils sont exacerbés par l’isolement, les difficultés d’accès aux soins, le sentiment profond d’un manque de reconnaissance, à travers entre autres le faible montant des retraites, et des situations de précarité plus cachées.

Le magazine Le Monde publiait la semaine passée une enquête « Le psy est dans le pré », montrant une explosion de demandes de nouveaux patients, en particulier des jeunes (depuis la pandémie de Covid), et des plus âgés du fait des difficultés de transmission, dans un milieu jusqu’alors peu propice à fréquenter les cabinets de psychothérapeutes. « Il faut toujours prétendre qu’on va bien, témoigne une psychologue installée dans une bourg rural, se montrer fort, sans quoi cela peut être interprété négativement. Même la maladie très grave est vue comme une preuve de faiblesse dont il ne faudrait pas parler. » Alors les psychologues s’adaptent, cultivant plus qu’en ville les stratégies de discrétion, notamment par les consultations à domicile.

Cure de jouvence

Le plus jeune président de la Vème République vient de nommer le plus jeune premier ministre de toutes les Républiques et le plus jeune ministre des Affaires étrangères des dernières décennies. Ceci pour contrer la montée en puissance des intentions de vote aux élections européennes du Rassemblement national, dont la tête de liste n’a que 28 ans ! En quelques jours, cette cure de jouvence a donné un sérieux coup de vieux à des poids lourds de la politique dans la cinquantaine, un âge encore raisonnable pour envisager un futur prometteur !

Ce rajeunissement du personnel ministériel : coup politique d’un président volontiers disruptif ou symbole d’un changement profond de société, tendant à privilégier une génération d’hommes politiques audacieux, réactif, maîtrisant la communication et les réseaux sociaux, à l’expérience des anciens ? Il fut un temps (pas si lointain !), où, pour accéder aux plus hautes fonctions politiques, il fallait franchir un long parcours truffé d’obstacles : d’abord se faire élire localement, puis avoir un mandat départemental, avant de devenir parlementaire, puis ministre voire premier ministre. Cela n’a d’ailleurs pas empêché Giscard d’être élu président à 48 ans ou Laurent Fabius de devenir premier ministre à 38 ans, mais Français Mitterrand et Jacques Chirac ont dû s’y prendre à trois reprises.

Pour autant faut-il s’attendre à une orientation plus en faveur des jeunes dans les choix politiques ? Pas si sûr ! Le socle électoral de la macronie est composé pour une bonne part de retraités. Qui plus est une majorité de jeunes ne se sent pas concernée par la politique telle qu’elle est pratiquée actuellement et considère ces jeunes pousses comme déjà vieux dans leur tête et leur comportement. En 2022, seul un petit tiers des jeunes a jugé bon de participer au scrutin législatif.

Curieusement la situation est inversée aux Etats-Unis où la prochaine élection présidentielle devrait opposer un octogénaire face à un quasi octogénaire… De quoi susciter l’espoir de quelques vieux routiers de la politique française qui n’ont pas abandonné la partie, car comme tout à chacun le sait : la vie politique n’est pas linéaire !

L’air du temps…

L’année 2023 se clôt par ce type de controverses que, nous Français aimons bien, avec la polémique autour de Depardieu et cette pétition d’actrices et d’acteurs prenant la défense de leur collègue, dans le sillage des propos de la plus haute autorité de l’Etat. Tous semblent oublié que le fait d’être un monstre sacré du cinéma n’est pas un gage de moralité. Au-delà de l’affaire, c’est le témoignage d’une société clivante loin d’être apaisée, que les réseaux sociaux qui ne font pas dans la nuance exacerbent.

L’année parlementaire 2023 témoigne de ce dialogue impossible avec ces débats qui renouent avec les outrances de la Troisième République ou ces deux lois aux enjeux majeurs que sont la réforme des retraites et la loi sur l’immigration adoptées au forceps, grâce à certaines procédures constitutionnelles permettant d’échapper au débat de la représentation nationale. De même, pour beaucoup il apparaît inconvenant de critiquer l’odieux acte du Hamas le 7 octobre et de condamner aussi fermement la réponse disproportionnée de l’Etat d’Israël. Il est plus confortable de camper sur des positions, de choisir son camp, que d’accepter le dialogue au risque d’apporter des réponses simplistes à des problèmes oh combien complexes !

C’est dans ce contexte, que Jacques Delors a tiré sa révérence. Il avait exprimé ses inquiétudes sur certaines évolutions récentes de la société ou de l’Europe. Homme de nuances, formé au personnalisme chrétien d’Emmanuel Mounier, il s’était senti plus à l’aise à la tête de la Commission européenne que dans les arcanes de la politique française. D’où, sans doute, ce choix de renoncer à être candidat à l’élection présidentielle de 1995. Economiste rigoureux, l’ancien syndicaliste, apôtre de la concertation sociale, était aussi soucieux de justice sociale. A l’image d’un Robert Schuman, d’un Jean Monnet ou d’un Pierre Mendès-France, trois personnalités qui ont marqué son parcours, ce social-démocrate-chrétien cultivait une éthique du bien commun, qui manque singulièrement à beaucoup de ces hommes qui gouvernent le monde aujourd’hui.

Diplomatie gastronomique

« On ne fait pas de bonne diplomatie sans bons repas » écrivait Talleyrand qui, lors du Congrès de Vienne en 1814, avait fait de sa table l’une des plus renommées de la capitale autrichienne. En France, diplomatie rime avec gastronomie depuis le XVème siècle. A la table des diplomates (1), livre dirigé par Laurent Stéfanini, nous raconte l’histoire de France à travers ses grands repas, de 1520 avec la rencontre entre François 1er et Henri VIII, jusqu’à la COP 21 en 2015. Derrière ces repas avec pléthore de plats, l’on découvre un spectacle politique fort bien réglé qui indique l’ordre du monde. Il s’agit par l’abondance des mets d’impressionner les puissances étrangères. Napoléon a bien compris tout l’intérêt politique de ces festins d’apparat, hérités de l’Ancien Régime. Tout comme les différentes Républiques même si, depuis la fin de la Première guerre mondiale avec des relations diplomatiques qui, de bilatérales deviennent multilatérales, la diplomatie française perd de son influence.

Pour les auteurs (historiens et chefs étoilés), la force de la cuisine française est qu’elle est une cuisine internationale qui se nourrit des saveurs du monde entier, et qui emprunte, adapte et assimile des savoir-faire étrangers, ce qui la rend universelle. De Gaulle excellera dans cette diplomatie gastronomique accueillant Churchill avec un suprême de Turgot, Khrouchtchev avec un bar braisé au champagne, les Kennedy avec de l’agneau de Pauillac à la Clamart, Adenauer autour d’un homard thermidor et de la selle de veau Orloff arrosée d’un Château Laffite… Mitterrand recevra Arafat autour d’un menu sans porc avec jus de fruits pour ceux qui ne boivent pas de vin. Et puis Jacques Chirac fêtera en 2004 un siècle d’Entente cordiale avec Elisabeth II, avec foie gras et Château d’Yquem. Ce voyage diplomatico-gastronomique se termine au Bourget lorsque François Hollande reçoit 157 chefs d’Etat et de gouvernement pour la COP 21. Sept chefs étoilés vont concevoir un repas plus écolo, mais témoignant de la diversité des produits français : coquilles Saint Jacques de Normandie, Volailles du Nord, Reblochon de Savoie et clémentines corses.

1/ A la table des diplomates – Folio – 2023

L’abbé Pierre, défenseur des paysans du monde

L’abbé Pierre est de retour, du moins dans les salles de cinéma (1). Si tout le monde connaît son combat pour le logement et contre la misère, bien peu savent son action contre la faim dans le monde. Ecarté (pour des raisons de santé !) du mouvement Emmaüs, l’abbé Pierre va beaucoup voyager et multiplier les rencontres. Ainsi le futur roi du Maroc, Hassan II l’invite à visiter les banlieues misérables de Casablanca et à réfléchir comment stopper l’exode rural. De cette visite naîtra l’IRAMM (Institut de Recherche et d’Action contre la Misère du Monde), qui, travaillera avec des nombreux gouvernements autour de la question agricole et sera pionnier dans les expériences d’animation rurale.

Plus tard avec Josué de Castro, un médecin brésilien, auteur d’un best-seller Géographie de la faim et ancien président de la FAO, et le père Lebret, un Dominicain, sociologue et économiste, fondateur d’Economie et Humanisme, l’abbé Pierre tente de créer une Fondation Mondiale contre la Misère et la Faim, soutenue notamment par Albert Schweitzer. Si, pour diverses raisons, le projet ne se concrétisera pas, pour autant l’abbé Pierre poursuit son action et consacre dans sa revue Faim et Soif de nombreux éditoriaux à cette question, soulignant notamment que « la faim est le vrai problème du XXème siècle ». A l’époque, des polémiques naissent : René Dumont vient de publier L’Afrique noire est mal partie, tandis que l’éditorialiste de Paris Match, Raymond Cartier considère qu’il vaut mieux aider la Corrèze plutôt que le Zambèze. Et l’ONU déclare en 1963 comme priorité la guerre au sous-développement.

Cette même année lors de l’assemblée générale extraordinaire de la FAO à Rome, l’abbé Pierre s’exprimant au nom de la délégation française, qui comprenait (songez du peu !) François Mauriac, Jean Monnet, André Malraux, Pierre Mendès France…, s’insurgeait contre l’ingratitude des sociétés vis-à-vis de ceux qui travaillent la terre en ces termes : « Malheur aux peuples où quiconque sait lire et écrire, croit honteux de répandre sa sueur dans un labeur manuel rural ou ouvrier ».

1/ L’abbé Pierre, une vie de combats, un film de Frédéric Tellier.

 

Transition écologique en campagne

Dans son rapport annuel publié la semaine dernière, le CESE (Conseil économique, social et environnemental) alerte le gouvernement sur trois sujets majeurs : les inégalités, le pouvoir d’achat et l’écoanxiété. Trois sujets qui se télescopent et se retrouvent dans le problématique coût du financement de la transition écologique. Le CESE précise que 80 % des Français se disent inquiets des conséquences du dérèglement climatique, notamment concernant son financement. Certes, au cours des derniers mois, le gouvernement a accru le montant des aides pour la rénovation thermique des logements, et, surtout, les a plus corrélés aux revenus des ménages. Mais une étude, publiée le 19 octobre dernier par l’Institut de l’économie pour le climat, montrait que la transition écologique demeurait trop coûteuse pour les classes moyennes et les ménages les plus précaires. Pour les classes moyennes, le reste à charge dans le cas d’une rénovation thermique correspondrait à plus d’une année de revenu. Et pour les 10 % des plus modestes, il représenterait dix années (voire plus !) de revenu.

Cette situation concerne particulièrement le monde rural, avec des revenus globalement moins élevés, un habitat plus ancien, moins isolé, et donc plus difficile à chauffer, et la nécessité de posséder une voire deux véhicules par ménage. A quoi il faut ajouter que l’inflation impacte plus fortement le pouvoir d’achat des ménages ruraux que celui des citadins, comme le note l’association Familles rurales. Cette dernière demande un zéro reste à charge notamment dans le cas de changement de chaudières pour les ménages les plus modestes et l’augmentation des seuils d’aide de Ma Prim’Renov.

Il y a quelques mois le rapport Pisani Ferry proposait un investissement public de 34 milliards d’euros par an d’ici 2030 et préconisait, pour que cette transition soit socialement acceptée et équitablement répartie, de la financer par un impôt exceptionnel sur le patrimoine financier des plus aisés. Préconisation qu’avait rejetée le gouvernement…

La France d’après…

En 1913, André Siegfried, l’un des pères de la science politique, analysait, dans Tableau politique de la France de l’Ouest, les comportements électoraux à travers une combinaison de facteurs, comme le poids de l’Eglise et de la noblesse, la structure de la propriété, l’habitat groupé ou dispersé, ou encore la nature des sols. Un siècle plus tard, le politiste Jérôme Fourquet, dans son dernier livre La France d’après, (1) s’inspire de la démarche expérimentale d’André Siegfried, associant l’appartenance à un groupe social au milieu géographique, pour analyser nos comportements électoraux. Depuis les mutations ont été considérables et les cartes politiques de Siegfried sont devenus obsolètes. Au granit qui produit du curé et au calcaire qui produit de l’instituteur, que constatait A. Siegfried, dans un canton vendéen, J. Fourquet lui substitue : « La résidence secondaire produit du vote Macron et le pavillon périurbain du vote Le Pen ».

L’on découvre dans La France d’après que les plus beaux villages de France votent Macron, et que plus l’on s’éloigne des zones touristiques, plus le vote Le Pen augmente. On note également que le parti animaliste séduit plus dans les zones de grandes cultures et les régions les plus anciennement déchristianisées que dans les régions d’élevage, que le vote pour le pyrénéen Jean Lassalle croît avec le relief, que, dans le Médoc (présence de grandes propriétés vinicoles) on vote moins Macron, que sur Saint Emilion, marqué par la prédominance de viticulteurs indépendants.

J. Fourquet montre aussi combien la désindustrialisation de la France a bouleversé la hiérarchie ; les premiers de classe sont devenus les derniers. Ainsi en 1963, seuls 4 % des habitants du Nord Pas-de-Calais – Picardie pensaient que leur région était en retard. En 2015, ils sont 76 % à le penser… Le sentiment d’un déclassement social aggravé par un déclassement territorial avec la perte des services publics et du commerce de proximité, et la désertification médicale, considérée comme étant le principal marqueur du déclin des territoires.

1/ La France d’après – Tableau politique – Jérôme Fourquet – Seuil – 560 pages – 24,90 €.

Scrutins sous influences…

Contrairement à certaines déclarations politiques ou analyses journalistiques, les questions identitaire et migratoire interviennent très peu dans le vote des Français.  C’est du moins ce que constatent la politiste Julie Cagé et l’économiste Thomas Piketti dans la somme qu’ils viennent de publier. Un livre (1) dans lequel ils ont analysé à partir d’une multitude de données le lien entre le vote des Français et les inégalités en France de 1789 à 2022. Il en ressort que c’est surtout l’appartenance à une catégorie sociale et le lieu où l’on vit, qui sont déterminants dans le choix des électeurs.

Si, durant les Trente glorieuses, les territoires pauvres votaient plus que les territoires riches, la situation s’est inversée depuis les années 1990, notamment dans les campagnes, avec une hausse de l’abstention. Il s’explique par le fait que dans le monde rural, on recense davantage d’ouvriers plus exposés à la concurrence internationale, que dans les métropoles ou les banlieues, qui comptent davantage d’employés de service, moins exposés. S’ajoute à cela dans les villages et les bourgs un accès aux services publics plus compliqués, aggravant le sentiment d’abandon. Si bien que la gauche a perdu une grande partie de ses électorats populaires.

Par ailleurs les auteurs font le parallèle entre la situation politique actuelle marquée par le tripartisme (3 blocs politiques éclatés) et les débuts de la Troisième République (jusqu’en 1910), avec un bloc central, les Républicains opportunistes, des oppositions de droite et de gauche et un vote populaire éclaté. Deux périodes qui, pour les auteurs, voient l’accélération des inégalités tant sociales que territoriales, avec notamment aujourd’hui une concentration de la production de richesses dans les métropoles, et une politique moins portée sur le social que dans les périodes de bipartisme (d’opposition gauche/droite) du fait des alternances politiques telles qu’on les a connues jusqu’à récemment.

1/ Une histoire du conflit politique – Elections et inégalités sociales. Le Seuil 2023 – 863 pages, 27 €.

L’Etat social, en panne !

Le cri d’alarme des Restos du Cœur aura au moins permis de médiatiser la situation des associations qui, depuis la COVID, sont confrontées à un afflux important de personnes en situation de précarité alimentaire alors que les dons (pour celles qui font appel à la générosité) ont plutôt tendance à stagner. Une situation sociale qui s’est amplement aggravée ces derniers mois avec l’inflation. Déjà l’an passé, le Secours catholique tirait la sonnette d’alarme, constatant que le reste à vivre (hors dépenses contraintes) pour la moitié des bénéficiaires, ne dépassait pas 5 € par jour. L’enquête récente d’IPSOS pour le Secours populaire confirme la gravité de la situation, avec un Français sur cinq qui vit à découvert et un sur trois qui rencontre des difficultés pour se procurer une alimentation saine.

Et encore les aides alimentaires proposées, selon une étude publiée la semaine dernière par le Credoc (1), ne concernent que la moitié des neuf millions de nos compatriotes en précarité alimentaire. Parmi les causes, l’étude met en avant en avant la méconnaissance des dispositifs d’aide, mais surtout le sentiment de gène voire de honte, tant l’assistanat, considéré par certains politiques comme « cancer de la société », ou encore « le pognon de fou », ont généré un sentiment d’humiliation parmi les personnes en précarité. Ce refus de solliciter des aides n’est d’ailleurs pas nouveau. ATD Quart-Monde a, depuis des années, montré que plus d’un tiers des personnes pouvant bénéficier des aides sociales (comme le RSA) ne les réclame pas. C’est dire la complexité des problématiques liées à la grande pauvreté, et la difficulté d’accompagner des personnes en précarité pour les sortir d’un sentiment d’insécurité, voire parfois de survie.

Depuis le milieu des années 1980, l’Etat a délégué l’action sociale aux associations. Une forme d’hybridation qui a plutôt fait ses preuves, mais la situation est telle aujourd’hui que l’Etat ne pourra se contenter d’un dispositif curatif, et devra s’attaquer aux causes de ce désastre social.

1/ Credoc : Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie.

Entre illusions et désillusions…

J’ai toujours considéré l’année 1973, comme une année charnière, influencé sans doute par ce passage du statut de lycéen à celui d’étudiant, comme un rite de passage avec un regard plus affiné sur les « affaires » du monde. 1973 marque la fin d’une époque, celle des Trente Glorieuses chère à Jean Fourastié (l’inventeur de la formule), avec cette guerre du Kippour, entre Israël et ses voisins, (cela fera 50 ans en octobre !), dont les conséquences, avec l’envolée des cours du pétrole, remettront un temps en cause nos modes de vie. S’en suivra un taux de chômage, qui ne cessera de croître, et une croissance en berne alors que le taux dépassait les 5 % l’an durant la décennie précédente, où l’on considérait toute forme de progrès comme ne pouvant être que positive.

Je revois mes parents (nés en 1923) enthousiasmés par cette époque, – eux qui avaient connu les privations de la Seconde guerre mondiale -, un peu à la manière d’un Michel Serres qui, dans un pamphlet « C’était mieux avant ! », dénonçait « ces Grands Papas Ronchons qui nous empêchent de regarder le présent avec confiance et l’avenir avec espoir… »  Propos qui peuvent surprendre (voire choquer !) les jeunes de 20 ans en 2020 confrontés à la Covid, à la guerre en Ukraine, au changement climatique et autres bouleversements environnementaux, énergétiques ou sociaux…

Au fond, chaque génération est marquée par le contexte de l’époque. Avoir 20 ans en 1914, c’était l’horreur de la guerre, avec la mort au centre de la vie ; avoir 20 ans en 1945, c’était l’espoir d’un monde en reconstruction ; avoir 20 ans en 1975, c’était l’angoisse du chômage persistant, mais l’espérance dans le progrès ; avoir 20 ans en l’an 2000, c’était l’engagement dans l’aventure du numérique… Au fond, toute époque navigue plus ou moins entre tragédies et espérances, illusions et désillusions. Le grand reporter et écrivain, Joseph Kessel, qui avait vécu et souvent couvert bien des soubresauts du XXème siècle, déclarait : « Mes deux divinités, ce sont la beauté de la Terre et l’amitié des hommes ». Beau programme pour toutes générations confondues !

Au cœur de la géopolitique

A la fin du siècle dernier, nombre d’experts nous annonçaient un XXIème siècle comme étant celui des services et de l’immatériel. Depuis, la crise économique de 2008, la COVID et la guerre en Ukraine ont montré le rôle majeur des matières premières dans les relations internationales.  Dans Géopolitique de l’agriculture (1), le directeur du Club Demeter, Sébastien Abis, et l’universitaire Pierre Blanc, nous font découvrir ces immenses enjeux géopolitiques.

Ce constat n’est pas nouveau. Dès l’invention de l’agriculture, la sécurité alimentaire s’est imposée au cœur des stratégies de puissance. Depuis, la plupart des conflits et révolutions traduisent la prégnante question foncière : de la Révolution chinoise à l’opération Barbarossa menée en 1941 par le Troisième Reich en Ukraine pour conquérir des terres fertiles, après les famines staliniennes, en passant par le conflit israélo-palestinien. Un autre aspect lié à ces conflits fonciers est l’opposition récurrente entre pasteurs et agriculteurs, depuis l’épisode biblique de l’assassinat du berger Abel par son frère Caïn, agriculteur, jusqu’à la guerre du Rwanda, avec l’opposition entre éleveurs tutsis et agriculteurs hutus.

Durant la guerre froide, l’on redécouvre le pouvoir vert avec la stratégie américaine de conditionner l’aide alimentaire à un jeu d’alliances diplomatiques. A l’époque les Etats-Unis sont hégémoniques. Ce qui n’est désormais plus le cas ! Et Poutine a bien compris lui aussi l’importance des matières premières dans les enjeux politiques actuels en imposant la Russie, qui pèse aujourd’hui 20 % du marché mondial du blé, comme une puissance agricole de premier plan. Même évolution pour le Brésil ou, dans un autre registre, la Chine, qui tente de pallier sa géographie hostile en devenant un acteur essentiel du marché mondial à travers les routes de la soie…

Force est de constater que, dans un monde désormais multipolaire et instable, la géopolitique agricole s’inscrit de plus en plus au cœur des problématiques de puissance, à rebours des prévisionnistes, il y a deux décennies.

 

1/ Editions Eyrolles/IRIS – 183 pages – 18, 90 €

Dans la roue du Tour…

Aucun événement sportif ou culturel ne traduit mieux un siècle de mutations et de passions françaises que le Tour de France, comme en témoigne le documentaire Le Tour de France, une passion française, diffusé la semaine dernière sur France 3. Le Tour de France est en effet le miroir de notre société et de ses passions. Dès sa création en 1903, le peuple se reconnaît dans ces « forçats de la route », pour la plupart issus des mondes ouvrier et paysan.

La Grande Boucle accompagne les mutations, les meilleures comme les pires. Ainsi dès 1910, le Tour met en place des équipes nationales au lieu des équipes de marque, comme annonciateur de la montée des nationalismes. En 1936, l’instauration des congés payés redonne de l’engouement à ce spectacle, le dernier aujourd’hui à rester gratuit. Longtemps Tour des clochers et des villages, il s’est adapté à une société désormais fortement urbanisée, avec des villes qui se disputent les arrivées et des départs. Ce qui leur coûtent beaucoup d’argent, mais leur ouvrent une médiatisation mondiale. Durant les Trente glorieuses, la caravane publicitaire marque l’entrée dans la société de consommation, avant que l’argent n’investisse encore plus le monde du vélo, avec notamment l’arrivée de Bernard Tapie qui n’hésite pas à associer intérêts commerciaux et stratégie sportive. Un flux d’argent qui impose aux coureurs d’être toujours plus compétitifs. D’où le recours au dopage, qui, paradoxalement, ne remettra pas en cause la forte popularité de la Grande Boucle.

Dans le même temps, le Tour sort des frontières de l’Hexagone. En 1987, le départ à Berlin semble préfigurer la chute du Mur. Le Tour s’européanise donc, puis se mondialise : désormais 190 pays retransmettent la compétition. Aux coureurs, longtemps essentiellement originaires de l’Europe d’Ouest, se sont ajoutés ceux venus des cinq continents. Evolutions qui font du Tour un exceptionnel promoteur d’une certaine idée de la France, de sa géographie, de ses paysages, de son agriculture, de sa culture…

Le retour des Physiocrates

Et si la pensée des Physiocrates, qui ont inventé l’économie politique au XVIIIème siècle, nous aidait à élaborer une politique écologique libérale ? C’est l’idée surprenante que défend l’économiste libéral, Jean-Marc Daniel, dans son livre Redécouvrir les Physiocrates (1). Après tout la physiocratie, qui signifie littéralement « gouvernement de la nature », avait intégré dans ses réflexions la contrainte de la nature, en considérant qu’il existe un ordre naturel, et celle de l’énergie, en mettant en avant les effets bénéfiques de la « valeur soleil », du soleil d’hier sous la forme du charbon au soleil de demain sous la forme de l’agriculture. A l’époque, les physiocrates défendaient l’idée que la terre était l’unique source de richesses, que l’agriculture était la seule activité permettant de multiplier ces richesses et que les paysans étaient la seule classe productive. Partisans de la concurrence et défenseurs de la propriété, ils prônaient la libération du prix du grain. Turgot, contrôleur général des finances, avait instauré certaines de ces mesures qui avaient débouché sur « la guerre des farines ».

S’appuyant sur les idées physiocratiques remises à jour, et pourfendant les thèses des « pagano-gauchistes », Jean-Marc Daniel entend ne pas ignorer les problèmes environnementaux, mais lutte contre leur utilisation pour justifier un renforcement de l’Etat, et défend « une économie libérée, concurrentielle et désendettée », pour « sortir des ornières du keynésianisme » et du recours systématique à l’Etat. Pourtant, parmi les solutions qu’il préconise, il défend l’idée d’une taxe carbone, dont on a vu les limites (la révolte des gilets jaunes), et prône le versement des subventions aux agriculteurs pour rémunérer les actions positives dans la préservation de l’environnement, ce que fait d’ailleurs l’Union européenne. Comme quoi les plus libéraux de nos économistes n’hésitent pas parfois à recourir à des mesures étatiques…

1/ Odile Jacob – 14,99 €

Le climat par la petite histoire

Des rapports du GIEC toujours plus alarmants, des autorités françaises qui prévoient une hausse de 4°, un rapport Pisani-Ferry qui montre que la transition écologique coûtera cher…, le changement climatique s’insère désormais dans notre quotidien. Pourtant l’impact des activités humaines sur le changement climatique, constaté dès les années 1970, aura bien du mal à s’imposer. A la fin des années 1980, réalisant un dossier sur ce thème pour un mensuel, j’avais bien du mal à convaincre un ingénieur de la Météorologie nationale de m’envoyer un cliché de la Terre. Ce dernier me mettant en garde contre les « délires » des climatologues, avides de faire monter les enchères pour accroître le financement de leurs laboratoires !

Pourtant, bon nombre d’experts tiraient la sonnette d’alarme. Parmi eux, Claude Lorius qui dirigeait le laboratoire de glaciologie de Grenoble. En 1965, cet aventurier des pôles, décédé en mars dernier, étudie en Terre Adélie l’analyse chimique des carottages de glaces pour mieux connaître le climat des temps anciens. Un soir, il s’offre un whisky, avec un glaçon issu du carottage. Découvrant le pétillement qui fait ressembler le whisky à du champagne, Claude Lorius se dit qu’en extrayant et en analysant l’air de ces bulles dans la glace, on découvrirait l’atmosphère de l’époque. Il faudra vingt ans aux équipes de Claude Lorius et de Jean Jouzel pour à la fois mettre au point la technique permettant de piéger l’air dans la glace et convaincre les autorités pour développer le carottage des glaces en Sibérie.

En 1985, Claude Lorius constate que la courbe d’évolution de la température à la surface de la Terre est parallèle à celle de la teneur en gaz carbonique, montrant ainsi l’influence des gaz à effet de serre dans le réchauffement climatique, et donc l’impact des activités humaines sur le climat. Comme quoi s’offrir un whisky peut parfois mener à de grandes découvertes !

Mansholt, visionnaire

L’éditeur Les petits matins a eu la bonne idée de republier La lettre Mansholt (1), un texte de 1972, sorti à l’acmé des Trente Glorieuses, dont la crise pétrolière de l’année suivante signera le crépuscule. A l’époque le Club de Rome s’apprête à publier une étude du MIT (2) sur les limites à la croissance qui s’inquiète de la raréfaction des ressources naturelles et de l’explosion démographique, met en garde quant aux effets de la croissance économique sur les équilibres naturels. Informé des conclusions de l’étude, Sicco Mansholt alors vice-président de la Commission européenne, adresse une lettre au président de cette institution pour que celle-ci engage une réorientation radicale de la politique économique qui rompt avec la croissance. Il propose notamment une planification européenne qui doit privilégier la croissance qualitative (le bien-être) au détriment de la croissance matérielle, une forme de protectionnisme pour l’Europe, de nouveaux rapports avec les Pays en Développement et une réflexion sur le sens du travail.

Cette lettre suscite de vives critiques de la part de l’ensemble de l’échiquier français, de Georges Pompidou à Georges Marchais. Elle surprend aussi. S Mansholt, agriculteur, ministre social-démocrate de l’agriculture des Pays-Bas, membre de la Commission européenne en charge de l’agriculture, depuis plus de dix ans, jusqu’alors considéré comme un apôtre du productivisme, est ébranlé par les conclusions du Club de Rome. Tout comme l’agronome René Dumont, lui aussi productiviste dans les années d’après-guerre, et qui sera le premier candidat écologiste à une élection présidentielle. Dix ans plus tard les élections de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher imposeront un nouvel ordre économique mondial à contre-courant de ce texte qui apparaît aujourd’hui visionnaire. « Ces quelques pages de la lettre constituent à l’évidence un objet d’un débat profondément actuel », note dans la préface la sociologue Dominique Méda.

1/La Lettre Mansholt 1972 – Les Petits Matins – 80 pages – 10 €.

2/ Massachusetts Institute of Technology

Chaptal, l’agronome chimiste

Parmi la cinquantaine de commémorations officielles prévues en 2023, notons, entre le millénaire du Mont-Saint-Michel et 400 ème anniversaire de la naissance de Pascal, le bicentenaire de la parution de ce classique de la littérature agronomique La chimie appliquée à l’agriculture de Jean-Antoine Chaptal (1756-1832). Médecin, chimiste, homme politique (il sera ministre de l’Intérieur sous Napoléon Bonaparte), agriculteur et industriel, Chaptal avait donné son nom à ce procédé qui permet d’augmenter la teneur en alcool des vins par le sucrage, la chaptalisation.

Mais à l’époque, la chimie n’en est qu’à ses balbutiements.  Bon nombre d’agronomes ne croient qu’en la théorie de l’humus. Et Chaptal s’inquiète de cette agriculture routinière : « Dans cet état de misère et d’avilissement, écrit-il, l’agriculteur suivait aveuglément la routine qui lui était tracée. Sans émulation, sans lumières et presque sans intérêt, la pensée d’améliorer ses cultures ne se présentait pas à son esprit. » Si bien que la chimie agricole ne prendra vraiment son essor qu’à partir de 1840, lorsque le chimiste allemand Justin Liebig définira les lois de la fertilisation. Mais longtemps, l’on se contentera d’importer du guano (fientes des oiseaux marins) du Pérou. Et ce n’est qu’après la guerre de 1870 que se créent en France les premières usines de phosphates et de scories dont le développement ne se fera qu’entre les deux guerres, avec la découverte de gisements de phosphates en Afrique et la création des superphosphates, puis l’ouverture des mines et potasses d’Alsace.

Par la suite l’agriculture connaîtra un développement considérable. Aujourd’hui le contexte a changé, le défi énergétique et la transition environnementale obligent à se détacher de la chimie, avec une agronomie qui renoue avec ses fondamentaux, au point qu’un Chaptal contemporain pourrait écrire l’agriculture appliquée à la chimie verte…

L’agriculture au temps de Ramsès II

 

La Grande Halle de la Villette à Paris accueille actuellement 181 trésors de Ramsès II, le plus célèbre pharaon d’Egypte qui régnera pendant 66 ans, de 1279 à 1213 avant notre ère. Pharaon bâtisseur, on lui doit le temple d’Abou Simbel, il a été aussi à l’origine de la construction d’impressionnants canaux, en un temps où l’agriculture était le fondement de l’économie égyptienne, grâce à la crue annuelle du Nil qui déposait sur ces terres arides de riches alluvions.

« L’Egypte est un don du Nil », écrira Hérodote et la crue annuelle découpera l’année en trois saisons, avec l’inondation de mi-juillet à mi-novembre, puis la germination jusqu’à mi-avril et enfin la saison des récoltes. Dès le 2ème millénaire avant notre ère, des travaux hydrauliques vont être mis en place, avec des techniques inventées par les Sumériens : canaux d’irrigation, fosses de drainage. Déjà à l’époque de Ramsès II, les scribes (fonctionnaires) veillaient à ce que l’eau ne soit pas gaspillée et s’assuraient que les canaux soient bien entretenus. Ce qui permettra de produire en abondance durant l’Egypte antique : le blé amidonnier et l’orge pour la fabrication du pain et de la bière (Ramsès II est aussi appelé le pharaon brasseur !), le pois chiche, la lentille, la laitue, l’oignon, le sésame, le papyrus, le lin et le pavot à opium…

Pendant des millénaires l’agriculture demeurera le fondement de l’économie égyptienne. Après son annexion par Rome, l’Egypte sera l’un des greniers à blé de l’Empire romain. Aujourd’hui l’agriculture de ce pays de 104 millions d’habitants, qui emploie 30 % de la population active, est confrontée à de nombreux défis, dont sa dépendance aux importations agro-alimentaires mais, aussi et surtout, le défi de l’eau, lié au contexte géopolitique du Nil. 95 % des cultures sont irriguées et les terres cultivables sont concentrées sur 4 % du territoire.

 

Histoire des préjugés

Les 39 historiennes et historiens qui, sous la direction de Jeanne Guérout et Xavier Mauduit (1), analysent une cinquantaine de préjugés, font véritablement œuvre de salubrité culturelle, particulièrement en un temps où complotisme et fake-news prospèrent sur les réseaux sociaux. « Les femmes sont hystériques », « les Tsiganes sont des voleurs de poules et d’enfants », « les porcs sont sales et lubriques », « les Anglais sont excentriques » …, autant de préjugés qui se glissent insidieusement, parfois depuis la nuit des temps, dans le regard de l’opinion sur les autres. Ces préjugés, dont Antonin Artaud écrivait qu’ils sont « les toxines de nos activités mentales », sont disséqués, les contextes sont analysés, la genèse est décortiquée, avec subtilité ; ce qui tranche avec le simplisme de ces opinions préconçues et infondées, qui stigmatisent.

Ces préjugés, qui ne sont pas l’apanage du peuple, sont parfois colportés par les élites. Ainsi ce propos d’Emmanuel Macron, tenu au Danemark, sur ces « Gaulois réfractaires au changement ». Les historiens ont montré que les Gaulois n’étaient pas réfractaires au changement. Au contraire, bien avant la conquête, ils s’inspiraient des modèles romains. De même Nicolas Sarkozy avait évoqué dans un discours à Dakar « l’homme africain, pas assez entré dans l’histoire », oubliant ainsi le pillage massif, lors de la période coloniale, des biens culturels et artistiques, symboles de civilisation, par les Etats colonisateurs.

Le monde paysan, même s’il n’est pas directement traité dans le livre, n’échappe pas aux préjugés. Au cours du siècle passé, le cinéma et la publicité ont propagé cette image stéréotypée du paysan niais, rustre, goujat, lourdaud… (le péquenot). Depuis le mot de paysan, (et c’est heureux !), a pris une connotation nettement plus positive.

 

1/ Histoire des préjugés – Les Arênes – 456 pages – 24 €

 

La terre, vue du ciel

Parmi les grands enjeux environnementaux (changement climatique, eau, biodiversité…), le sol, pourtant au cœur de ces dynamiques, est rarement mis au premier plan dans les médias. Le documentaire Paysans du ciel à la terre (1) que vient de réaliser Philippe Frutier avec Hervé Payen et Agathe Vannieu, le remet à sa juste place. Depuis plus de 30 ans ce photographe aérien survole cette terre des Hauts-de-France, proposant de magnifiques images de ces paysages modelés par des générations de paysans sur plus d’un millénaire. Fils de paysans du Pas-de-Calais, Philippe Frutier est aussi le témoin privilégié de certains bouleversements. Ainsi, depuis dix ans, il a vu se multiplier les coulées de boues, qui, vues du ciel, forment d’imposantes cicatrices dessinant souvent l’aspect d’un arbre en souffrance (tout une symbolique !).

Un déchirement, pour cet homme de la terre, qui a voulu comprendre, – non pas de manière dogmatique avec un scénario à charge -, mais en allant à la rencontre d’acteurs divers attachés à ce sol qui vit, respire, transpire, fume, dégage des odeurs, nous rend des services extraordinaires dont celui de nous nourrir, mais qui aussi stocke du carbone, régule les rivières, fabrique des paysages, et que l’on a trop considéré comme un simple substrat.

On croise dans ce documentaire des agriculteurs conventionnels, dont certains pratiquent l’agriculture de conservation, des éleveurs, des agriculteurs bio, des spécialistes de l’eau ou des paysages, des agronomes, une naturopathe et l’un des plus éminents spécialistes de la science du sol, Marc-André Selosse, qui, constatant que 70 % des sols agricoles sur Terre sont dégradés, estime que de la manière dont nous traiterons les sols dépendra l’avenir de nos sociétés. Après tout, le mot humus, n’a-t-il pas la même origine qu’humain, humanité et humilité !

 

1/ site du film : https://www.paysansducielalaterre.fr

L’ascenseur social en panne…

Dans un rapport publié en 2019, l’OCDE estimait qu’en France, il fallait six générations aux descendants d’une famille pauvre pour intégrer la classe moyenne. Un rapport tempéré, il est vrai, par une étude de l’INSEE constatant que 70 % des enfants de parents de milieu modeste grimpent dans l’échelle des revenus. Alors ascenseur social en panne ou pas ?, toujours est-il qu’aujourd’hui, les étudiants issus d’un milieu modeste ne représentent que 9 % des élèves des grandes écoles. Paradoxalement, la presse et l’édition témoignent ces derniers mois de ces « transfuges de classes ». Peut-être l’effet de l’attribution du Nobel de Littérature à Annie Ernaux, fille de petits commerçants, admiratrice du sociologue Pierre Bourdieu, auteur des Héritiers, lui aussi un transfuge de classe ? Dans un magnifique livre, Le Monde d’avant (1), Marc Lambron, conseiller d’Etat et membre de l’Académie française, rend hommage à ses grands-parents : « Je paie ma dette. J’ai le souci de ne pas décevoir leur digne passé ».

Sont issues du monde agricole des personnalités emblématiques comme l’ancien vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé ou le climatologue, Jean Jouzel. Plus original est le parcours d’Aurore Clément, fille de petit paysan du Soissonnais, qui, après avoir travaillé à l’usine, a connu la célébrité en jouant le rôle d’une jeune fille juive dans le film de Louis Malle, Lacombe Lucien, puis partagera un temps la vie de Milos Forman… « Je ne comprends toujours pas, confie-t-elle au Monde, comment cette petite fille de la campagne a pu avoir cette vie ». Autre témoignage, celui de Maryse Burgot, grand reporter à France Télévisions, qui avoue dans Télérama n’avoir pas imaginé devenir journaliste, lorsqu’elle vivait dans la ferme familiale de Bretagne. « J’étais pionne dans un lycée et une fille qui préparait les écoles de journalisme m’a dit : « Evidemment, tu peux le faire ! ». J’ai essayé et réussi contre toute attente ! ».

En milieu rural, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, les études universitaires ou les grandes écoles apparaissent comme un luxe, à quoi s’ajoute la crainte de ne pas être à la hauteur…

1/ Le Monde d’avant – Ed. Bernard Grasset – 2023

 

Des usines à la campagne…

Dans les années 1970, Georges Chavannes, alors patron de Leroy-Sommer, faisait la promotion des usines à la campagne, à travers un rapport ministériel très commenté à l’époque. Sans doute les résultats ne sont-ils pas à la hauteur des espérances d’alors ! Malgré tout, certaines régions rurales et périphériques, comme la Vendée, le Choletais, la Maurienne, ou la région de Figeac ont su dynamiser un tissu industriel. D’autres zones ont pu bénéficier de synergies avec la métropole la plus proche. Depuis le contexte a bien changé, avec la forte désindustrialisation qui, entre 1995 et 2015, a vu la France se vider de la moitié de ses usines et du tiers de ses emplois industriels. S’ajoutent les aspirations de bon nombre de ruraux à une meilleure qualité de vie. D’où l’opposition souvent vive entre deux légitimités : l’emploi et l’environnement.

C’est le cas à Liffré près de Rennes, où le groupe Le Duff (la Brioche dorée) qui veut créer 500 emplois dans la viennoiserie industrielle, s’impatiente de la lenteur des procédures liées à la virulence des oppositions qui dénoncent « un groupe qui achète des céréales en Europe de l’Est pour faire des croissants exportés aux Etats-Unis ». A Courmelles, près de Soissons dans l’Aisne, le groupe danois Rockwool, leader mondial dans la production de laine de roche, envisage d’établir un nouveau site de production. Un projet d’abord considéré comme une aubaine dans une région sinistrée industriellement, mais qui a vite suscité les plus vives inquiétudes en matière de santé publique. Plus d’une centaine de médecins ont pris position contre le projet, tout comme le maire de Courmelles, Arnaud Svreck, un agriculteur, qui refuse de signer le permis de construire. Il raconte son combat dans un livre (1) dans lequel il dénonce ce projet, qui, « contrairement à ce que laisse entendre le greenwashing de l’entreprise est tout sauf durable ». Il dénonce également le syllogisme des édiles partisans du projet, qui pensent à l’image de Xavier Bertrand, président de la Région, que le Danemark étant un pays respectueux de l’environnement, Rockwool étant une entreprise danoise, elle ne peut être que respectueuse de l’environnement… Aussi propose-t-il une alternative en produisant des isolants biosourcés comme le chanvre ou le lin, beaucoup moins polluants, et, qui plus est, pourraient être produits sur place.

  • Le village contre la multinationale – Arnaud Svrcek (avec David Breger) Seuil – 16 €

Le temps politique s’accélère

« Il faut laisser du temps au temps », aimait à dire François Mitterrand. Depuis le temps politique s’est considérablement accéléré. Les chaînes d’information continue et les réseaux sociaux ont imposé une forme de diktat médiatique de l’immédiateté, modifiant la nature même de la politique. Au point que nous, citoyens impatients, avons tendance à attendre de nos gouvernants une réponse immédiate à des problèmes souvent complexes, oubliant ainsi le temps de la construction de la décision politique, de la délibération parlementaire, de l’acceptation citoyenne et de l’effet différé des mesures prises. Les régimes autocratiques n’ont pas ce genre de difficultés. Et concernant la guerre en Ukraine, Poutine peut envisager une stratégie sur le long terme tandis que Zelenski est dans l’urgence. Ces dernières semaines, l’on a beaucoup critiqué l’attitude indécise du chancelier allemand Olaf Scholz à propos de l’envoi de chars lourds en Ukraine, mais c’est oublier le contexte constitutionnel de l’Allemagne, avec un chancelier qui a beaucoup moins de pouvoir que le président français. Au moins doit-on reconnaître qu’une fois la décision prise, tout s’accélère…

Avec la réforme des retraites, un cas d’école dans le rapport au temps, le gouvernement a décidé d’accélérer la procédure parlementaire en faisant porter sa réforme sur un projet de loi de finances rectificative de la Sécurité sociale, réservé habituellement à des textes de bien moindre importance qu’une réforme considérée comme la plus importante du quinquennat et qui devra sceller le caractère réformateur d’une présidence pour la postérité. Quelle que soit notre position sur le fond, comment ne pas regretter les lacunes d’un semblant de dialogue social, le peu de temps réservé à la délibération parlementaire, sans parler du sens si peu pédagogique des ministres ? Bref nous avons beaucoup à apprendre notamment en matière de dialogue social et de culture du compromis de nos voisins du Nord de l’Europe. C’est au prix de dix ans de concertation, que la Finlande a pu venir à bout de sa réforme des retraites…

La Poste en campagne…

Il est loin le temps où le philosophe Alain (1) écrivait : « le facteur est le bienvenu partout… Tous mes amis qui sont loin m’envoient le facteur en ambassade. » Depuis le 1er janvier, le timbre rouge est remplacé par sa version numérique, ce qui ne facilitera pas la tâche de ceux qui maîtrisent mal l’informatique. Et puis, dès mars prochain, face à l’érosion du courrier (7 milliards de lettres distribuées en 2022 contre 18 milliards en 2008), la Poste met en place une expérimentation sur 68 territoires afin de réorganiser les tournées. Seuls les colis, les recommandés et la presse seront diffusés quotidiennement.

Une étape de plus dans l’érosion des services publics en milieu rural ? Depuis 1830, que l’administration postale a mis en place un service rural, le facteur est un acteur essentiel de la vie des campagnes. Rétribué au kilomètre parcouru, sous la Monarchie de Juillet, il doit alors exercer une autre activité pour vivre. Dès 1920, le vélo s’impose pour les tournées de plus de 8 kilomètres. Bon nombre de tournées dépassent alors les 30 kilomètres. Les années qui suivent la Seconde guerre mondiale voient les débuts de la modernisation avec l’automatisation du tri, l’arrivée de la voiture (en 1952) et la diversification des activités notamment le versement des pensions et des mandats, par les facteurs qui, dès 1946, obtiennent le statut de fonctionnaire. Une époque glorieuse dont témoigne le film Jour de fête, sorti en 1949, où Jacques Tati joue le rôle d’un facteur qui s’inspire des méthodes modernes de la Poste américaine. Pendant plusieurs décennies, les facteurs ruraux rendront des petits services aux villageois, en échange de quelques légumes, d’œufs ou d’un verre… Une relation de proximité encore très ancrée dans l’univers social des ruraux, au point que la Poste a mis en place, il y a quelques années, le dispositif téléassistance pour les personnes âgées ou l’offre « Veiller sur mes parents », qui prévoit au moins une visite hebdomadaire du facteur.  Activité, désormais payante qui remplace les petits services gratuits du facteur, témoignant d’un bouleversement dans le lien social.

1/ Propos – 1908.

Des résistances à l’espérance…

Du tee-shirt vert kaki de Zelensky aux voiles brûlées dans les rues de Téhéran par ces courageuses résistantes iraniennes, en passant par ces feuilles format A4, vierges de toute inscription, tendues par des manifestants chinois contre les excès du confinement, trois images de résistance à l’invasion et à l’oppression, qui, par contraste, nous montre la chance que nous avons de vivre en démocratie (malgré ses imperfections !). Selon V-Dem, un institut suédois rattaché à l’Université de Göteborg, 70 % de la population mondiale vit aujourd’hui sous un régime autocratique et le nombre de démocraties libérales, estimé à 34, n’a jamais été aussi bas depuis 1995.

Ces images de résistances, nous les reverrons en cette année 2023 qui marquera le 120ème anniversaire de la naissance de George Orwell, auteur de 1984 et de La ferme des animaux, ouvrages précurseurs qui ont su nous prévenir des dangers du totalitarisme, tout comme L’Archipel du Goulag, best-seller d’Alexandre Soljenitsyne, publié en France, il y a 50 ans, alors que débutait le combat des paysans du Larzac contre l’instauration d’un camp militaire.

2023 commémorera aussi le millénaire la construction de l’abbatiale du Mont Saint Michel, le 800ème anniversaire de la naissance de Louis XI et le 400ème anniversaire de celle de Pascal, ainsi que les 150 ans de la publication du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne et les 200 ans de l’ouvrage de Chaptal : La chimie appliquée à l’agriculture, un des classiques de la littérature agronomique, qui va bouleverser les méthodes de production. Chaptal, médecin, chimiste, homme politique et père de la chaptalisation, produisait de la betterave à sucre dans sa propriété de Chanteloup. Quelques années auparavant, Benjamin Delessert dont on fêtera le 250ème anniversaire de sa naissance, développera la méthode d’extraction du sucre de la betterave. Naturaliste, homme politique, chef d’entreprise (il est à l’origine des Caisses d’épargne), ce philanthrope mettra en place les soupes populaires, malheureusement toujours d’actualité.

L’épicerie du monde

Des routes de la soie aux comptoirs coloniaux, en passant par la route des épices puis les expéditions de Christophe Colomb…, les produits agricoles se sont échangés depuis l’Antiquité. Pour les produits alimentaires transformés, la mondialisation est plus récente comme le montre L’épicerie du monde – la mondialisation par les produits alimentaires du XVIIIème siècle à nos jours (1), savoureux ouvrage qui accueille les contributions de plus de 80 historiens sur des thèmes qui vont du curry aux frites, en passant par le cassoulet, la vanille, le parmesan, le chili con carne ou le sushi.

On y découvre le rôle joué par le piment dans la culture révolutionnaire chinoise. On y apprend que le poivre fut l’un des premiers produits mondialisés, que le ketchup, l’un des symboles de l’américanisation, est aujourd’hui confectionné en grande partie avec des tomates chinoises, et que le Coca Cola, autre symbole américain, a investi l’Europe avec l’armée américaine, lors de la Seconde guerre mondiale. Eisenhower tout comme les généraux Patton et Bradley l’appréciaient particulièrement. On savait que Churchill avait un faible pour le whisky, mais on découvre que l’ancien premier ministre britannique l’a découvert en Inde. « L’eau était imbuvable. Pour la rendre agréable au goût, nous devions ajouter du whisky. A force j’ai appris à l’aimer », dira-t-il.

En cette période de Noël, parmi les nombreuses entrées du livre, attardons-nous sur deux produits phares. D’abord le Christmas Pudding, ce dessert emblématique de Noël outre-manche symbolise à lui seul cette mondialisation des produits alimentaires, car composé de rhum jamaïcain, de raisins secs d’Australie, de sucre des Antilles, de cannelle de Ceylan, de clous de girofle de Zanzibar, d’épices d’Inde et de brandy de Chypre. Qui plus est, il fut inventé par un Français, Henri Cédard, alors chef de la cuisine royale d’Angleterre. Quant au Champagne, symbole du raffinement, il envahira ambassades et chancelleries, grâce à un réseau animé par des négociants souvent allemands comme Bollinger, Heidsieck, Mumm…, permettant son rayonnement dans le monde entier.

1/ L’épicerie du monde – sous la direction de Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre – 429 pages -Fayard – 25€.

Louis Pasteur, bienfaiteur de l’humanité

Sans doute le plus bel hommage à Louis Pasteur, dont on va commémorer le bicentenaire de la naissance le 27 décembre prochain, se trouve dans ce constat que les vaccins et l’hygiène, deux des apports de la révolution pasteurienne, ont été les deux éléments essentiels dans la lutte contre la Covid. Mais au-delà des bienfaits en matière de santé, Louis Pasteur a innové dans bien des secteurs dont l’agriculture, l’alimentation et la médecine vétérinaire.

C’est à la demande des brasseurs lillois et des industriels du sucre, qui s’inquiètent de fermentations défectueuses, puis de Napoléon III à propos des maladies du vin, qu’en montrant le rôle des microorganismes dans la fermentation, il propose de lutter contre les mauvais ferments en les détruisant après un chauffage rapide à 55°. En inventant la pasteurisation, il jette les bases de la microbiologie.

Plus tard le sénateur du Gard Jean-Baptiste Dumas, qui fut son professeur, lui demande d’étudier les maladies du ver à soie dans le Midi, – cette région fournit alors 10 % de la production mondiale de soie. Après quatre années de recherches, il trouve la solution et sauve la sériciculture française. Puis il s’intéresse à d’autres maladies, dont le choléra des poules, la maladie du charbon des vaches et des moutons, le rouget des porcs, avant la rage et invente les bases de l’immunisation par atténuation du microbe.

Louis Pasteur a beaucoup innové, mais il n’a jamais négligé le faire-savoir, avec des mises en scène spectaculaires de ses découvertes pour convaincre, oubliant parfois ceux qui, avant lui, avaient déjà défriché le terrain. Ce proche de Napoléon III était aussi un nationaliste. D’ailleurs sa rivalité avec le médecin allemand Koch, l’inventeur du vaccin contre la tuberculose, s’explique en partie par la guerre de 1870, dont il a dit qu’elle avait « mis son cerveau en jachère ». Mais cela ne l’a pas empêché d’ouvrir les portes de son institut à bon nombre de chercheurs venus de l’étranger…

Enfin pour l’anecdote, Pasteur, obsédé par l’hygiène, avait la phobie de la poignée de main. Sans doute une des explications à son échec à se faire élire sénateur du Jura !

Un monde plus altruiste !

Dans le flot des mauvaises nouvelles dont les médias nous abreuvent, il est parfois des éclairs d’espérance qui nous regonflent le moral. C’était le cas, la semaine passée, au cours de la matinale de France Inter, avec l’interview du professeur Didier Pittet, épidémiologiste à l’Hôpital de Genève, qui venait de recevoir la Légion d’Honneur. Avec son collègue, William Griffith, lui aussi suisse, il a créé en 1995 le gel hydroalcoolique. Partant du constat, qu’à l’époque un soignant en service de réanimation devait en moyenne se laver les mains 22 fois par heure, y consacrant à chaque fois une minute et demie (soit au total une demi-heure), ces deux découvreurs inventèrent une solution à la fois efficace et protectrice des mains. Fort du succès de l’expérimentation à l’hôpital de Genève, son utilisation se généralisera, d’autant qu’ils cédèrent cette découverte à l’OMS (Organisation mondiale de la santé), empêchant sa privatisation et rendant cette innovation, qui plus est peu onéreuse, totalement libre d’accès dans le monde. Avec la Covid, ils auraient pu devenir milliardaires…

Une forme d’altruisme qui montre combien la santé devrait devenir un commun et échapper ainsi à la marchandisation. C’est en partie la thèse de Gaël Giraud, docteur en mathématiques, économiste et prêtre jésuite, entendu la veille au cours d’une conférence organisée par L’Obs. Dans son livre (1) Composer un monde en commun – une théologie politique de l’anthropocène (que j’ai à peine commencé à lire, il fait 816 pages !), il imagine des institutions internationales capables de prendre soin de nos communs globaux (comme la santé, le climat, la biodiversité…) pour relever les défis monumentaux qui se posent à nous aujourd’hui. Gaël Giraud propose une gestion des communs dans une approche spiritualiste, contrecarrant les excès de la privatisation ou de l’étatisme. Mais pas besoin d’être croyant pour partager ou au moins s’intéresser à ce point de vue qui a le mérite d’offrir une nouvelle grille de lecture face à la crise de la modernité occidentale.

1/ édité par le Seuil.

Et si les animaux écrivaient ?

Si écrire, c’est laisser une trace qui signifie quelque chose, alors l’écriture n’est pas l’apanage des seuls humains, pensait le philosophe Michel Serres. Vinciane Despret, philosophe des sciences et psychologue, proche du penseur Bruno Latour, récemment disparu, et passionnée d’éthologie (la science du comportement des animaux) le croit aussi. Dans de nombreux ouvrages, de Hans le cheval qui savait compter à Autobiographie d’un poulpe, elle nous offre un autre regard sur la gente animale, loin des clichés sur leur supposée agressivité naturelle.

Dans Et si les animaux écrivaient ?, texte d’une conférence (publiée par Bayard, dans sa collection Les petites conférences), elle nous décrit ces abeilles qui, par la danse, indiquent à leurs compagnes où trouver de la nourriture, ces rats qui en se frottant sur les parois cartographient et mémorisent leurs parcours, ces chiens qui déposent au pied des arbres et des réverbères des sortes de Post-it odorants qui donnent beaucoup d’informations, ces oiseaux qui chantent et dansent sur leur territoire comme pour le délimiter de manière artistique, ou ces mammifères qui, tout en se cachant de peur des prédateurs, laissent des traces (branches arrachées, empreintes de pattes, choses déplacées…) pour dire : « Vous ne voyez pas, mais je suis là ». « Cela raconte quantité de choses, des humeurs, des passions, des signatures, mais aussi peut-être des histoires », reconnaît Vinciane Despret que, nous humains, illettrés en écriture animale ne savons pas décrypter.

Depuis Konrad Lorenz et ses oies sauvages, le rapport à l’animal a bien changé et pourtant, comme le note le Fonds mondial pour la nature – WWF, cette semaine, le déclin de la faune se poursuit au rythme d’un pour cent par an. Depuis 1970, oiseaux, amphibiens, reptiles, mammifères… ont perdu 69 % de leurs populations dans le monde. Il y a 60 ans, presque jour pour jour, la biologiste marine américaine, Rachel Carlson, fille de paysans de Pennsylvanie, publiait Le Printemps silencieux, dénonçant la disparition de la faune animale. Un best-seller vendu à deux millions d’exemplaires à travers le monde, dans les années qui ont suivi sa parution aux Etats-Unis, et qui sera en grande partie à l’origine des mouvements de défense de l’environnement.

La fin d’une époque…

Ces dernières semaines, deux icônes de l’histoire contemporaine nous ont quittés. Elisabeth II avec un hommage fastueux, Gorbatchev, dans un cérémonial plus modeste. Le contraste était saisissant ! La première a régné durant sept décennies sachant adapter la royauté aux caprices du monde. Le second au pouvoir de 1985-1991 a réformé la gouvernance communiste, entraînant (ce qui n’était pas le but initial) la dislocation de l’URSS, qui changera la face du monde. Tous deux avaient aussi ce goût de la campagne et de la terre. La famille royale britannique, plus gros propriétaire terrien du Royaume, manifestait cet attachement campagnard, notamment Charles III, qui, en tant que Prince de Galles, participait régulièrement aux concours de chiens de troupeaux, et n’hésitait pas à défendre les fromages français.

Quant à Gorbatchev il était issu d’une famille de kolkhoziens. Son grand-père avait été emprisonné parce qu’il refusait la collectivisation des terres. Son père gérait un kolkhoze où le jeune Mikhaïl travaillera comme conducteur d’engins, avant de poursuivre ses études à l’Institut agronomique de Stavropol. Spécialiste des problèmes agricoles, il ne peut que constater, dans ses nouvelles responsabilités politiques, la faillite du système soviétique dans le domaine agricole. En 1984, à Tchernenko qui lui demandait, lors d’un dîner organisé à l’occasion de la visite de Mitterrand, « Depuis quand l’agriculture ne marche pas ? », il répondit : « Depuis 1917 ! » (1). L’économie, essoufflée par la course aux armements, ne se portait guère mieux. De ce constat, découlera la glasnost (transparence) et la perestroïka (reconstruction), qui n’entraîneront que des résultats mitigés. Si bien que, pris en tenaille entre des réformateurs qui veulent aller plus loin et des nationalistes communistes, peu enclins aux réformes, Gorbatchev doit quitter le pouvoir.

Homme de paix, principal artisan de la fin de la guerre froide, il demandait en 2017 aux dirigeants américain et russe de soutenir une résolution au sein du Conseil de sécurité de l’ONU visant à interdire une éventuelle guerre nucléaire… Question tragiquement d’actualité !

1/Propos rapporté par Hubert Védrine dans Dictionnaire amoureux de géopolitique

De la poussière et des hommes

Fol été de par ses excès climatiques (sécheresse, rivières et lacs à sec, mégafeux…) et son lot d’images apocalyptiques, qui font penser à ce remarquable documentaire, que propose ARTE (sur son site), De la poussière et des hommes, et qui relate, avec de saisissants clichés et d’émouvants témoignages, le fameux dust bowl (bol de poussières) qui, durant les années 1930, en même temps que la Grande Dépression (économique), allait dévaster l’agriculture des grandes plaines du Sud des Etats-Unis. A partir de 1880, ces prairies jusque-là destinées aux bisons et aux Indiens vont attirer de nombreux colons qui vont les transformer en terres à blé, avec la perspective de revenus consistants. D’autant que, durant quelques années, cette région aride, sans arbres, sans lacs et sans fleuves, sera arrosée plus qu’à l’accoutumée.

Mais en 1931, les vents desséchants se font de plus en plus violents, et les tempêtes de poussières de plus en plus nombreuses, emportant la terre fertile, recouvrant tout sur leur passage, jusqu’à transformer ces terres en paysage lunaire. Au total, ce sont quelques 350 millions de tonnes de terres arables qui seraient parties en poussière, durant ces dix années d’horreur et de misère. Malgré un revenu quasi-inexistant, ces agriculteurs s’accrochent, ne se doutant pas que le pire est devant eux. D’autres, comme les métayers qui ont tout perdu, se résignent, migrent vers le rêve californien qui les considère comme des indigents. John Steinbeck en fera un bestseller, Les Raisins de la colère, porté à l’écran par John Ford. La politique sociale et de conservation des sols du New Deal, initiée par Franklin Roosevelt, permettra d’améliorer la situation. Mais, depuis, les farmers de la région qui n’attendent plus rien du ciel, s’intéressent à l’eau en sous-sol et puisent dans la réserve aquifère millénaire de l’Ogallala, qui pourrait se tarir d’ici deux décennies, oubliant ainsi les leçons du passé et notamment ce constat qu’une savane peut se transformer en désert. « Les hommes ont la mémoire courte et ont tôt fait d’oublier les leçons cinglantes de la nature pour retomber dans les mêmes errements », déclare un témoin de cette période dans le film. A méditer pour le temps présent, qui voit se juxtaposer crises climatique, énergétique et géopolitique !

Du bon, du beau, du Bonheur

Fascinante Rosa Bonheur, dont on commémore cette année le bicentenaire de la naissance. Cette peintre animalière connue pour ses monumentales toiles comme le marché aux chevaux, le labourage nivernais ou la fenaison en Auvergne, était une femme très moderne qui s’affranchissait des codes de l’époque. Elle portait le pantalon, fumait la cigarette, chassait le gibier, savait manier toutes les méthodes de promotion pour se faire reconnaître. Elle fut ainsi la première artiste à s’offrir les services d’un imprésario pour vendre ses toiles, promouvant ainsi sa notoriété internationale, source de notables revenus. Son tableau Le marché des chevaux est vendu à New-York pour la coquette somme de 268 500 francs, tandis que Monet et Cézanne ont bien du mal à vendre leurs toiles plus de 100 francs. Femme libre, elle exprimait des opinions féministes, comme sa « sœur de plume », la romancière George Sand. Toutes deux, chacune dans leur domaine, avaient magnifié la campagne, le travail paysan et les animaux.

Rosa Bonheur va consacrer toute sa vie aux animaux, domestiques ou sauvages, prenant le temps de les observer, de découvrir l’intimité de leurs vies et de leurs souffrances, d’examiner leur anatomie, jusqu’à constituer sa propre ménagerie dans son château de Thomery, en lisière de la forêt de Fontainebleau. Elle fréquente maquignons et vétérinaires, visite écuries et abattoirs, lit Buffon et La Fontaine. Une passion animalière qui remonte à l’enfance, lorsque son père, lui aussi peintre, travaille avec le naturaliste Geoffroy Saint Hilaire.

Indifférente au mouvement impressionniste, qui bouleverse la peinture, elle restera fidèle toute sa vie à cette peinture qui entend restituer au mieux la réalité et la vérité de l’animal, et que beaucoup jugent alors ringarde. Un travail d’une exceptionnelle fiabilité qui intéressera des générations de zootechniciens qui s’appuieront sur ses toiles pour étudier l’évolution des populations animales et les races disparues comme ces bœufs de race morvandelle qui figurent sur sa toile la plus connue en France : le labourage nivernais…

Le chemin des novices

Le mois mendiant, une tradition chez les Jésuites, est une sorte de rite d’initiation, qui amène chaque postulant à partir en pèlerinage, sans téléphone portable, sans argent, sans tente, abandonné aux hasards de la route, qui plus est en compagnie d’un autre novice non choisi. C’est ce récit d’un mois d’aventure que raconte dans son livre Le chemin des estives, Charles Wright, qui a été journaliste, éditeur et même plume d’un ministre. « Mes fringales d’absolu, explique l’auteur, peinaient à s’étancher dans la France de Macron. Le Black Friday, les boucles de BFM et le racolage d’Instagram laissaient dans mon cœur un grand vide. »

L’on chemine ainsi d’Angoulême à l’abbaye des neiges dans l’Ardèche, sept cents kilomètres dans cet « archipel préservé de l’accélération, de la folie du monde », qu’est le Massif Central, en compagnie de nos deux novices mais aussi avec Arthur Rimbaud et Charles de Foucauld, dont on se rendra compte au fil des pages combien ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau.

Malgré les difficultés, la faim, l’humiliation de demander sa pitance à des inconnus ! la chaleur, la fatigue…, la vie errante, pour l’auteur, est une ivresse, la liberté à l’état pur, et la nature, le meilleur antidote contre la déprime. Il y a ces rencontres de grande richesse avec ces habitants qui aspirent à la lenteur et aux choses simples, les fabuleux paysages de ces terres déclassées, la compagnie des arbres, vieux patriarches incarnant des vertus démodées, et des vaches, professeurs de vie mystique, pour Charles Wright qui ajoute : « Les bêtes nous humanisent, elles éveillent en nous des trésors de tendresse. Il y a une joie divine à les côtoyer. »

En ces temps de sobriété imposée, ce livre, ode à la liberté, est un antidote au pessimisme ambiant. Il nous dit avec éclat combien le bonheur est à portée de main. Encore faut-il faire confiance, savoir s’émerveiller et se dire qu’une vie réussie n’est pas forcément une vie bien remplie…

Le chemin des estives – éditions J’ai lu – 350 pages – 8 €.

Opposition au parc éolien du Ru Garnier – ma contribution

Madame la Commissaire enquêtrice,

J’habite Breny, village situé à moins de 5 kilomètres du projet éolien de Rocourt-Saint-Martin, Armentières, déjà concerné par le parc de Montelut situé à moins de 2 kilomètres. Je ne suis pas opposé fondamentalement aux diverses formes d’énergies renouvelables et je suis sensible aux questions environnementales que j’ai beaucoup traitées dans ma vie professionnelle. En tant que citoyen, la question des éoliennes m’interpelle, et d’abord au niveau des conséquences sur les paysages.

Trop c’est trop ! et c’est moche.

Je partage l’avis du président de la République que rapporte un article du Monde du 28 juin 2022 et notamment cette confidence qu’il a faite à Stéphane Bern, animateur télé et défenseur du patrimoine : « C’est vrai que c’est moche, tu as bien raison, il y en a trop ».

Trop c’est trop, dans cette région des Hauts de France qui s’étend sur 6 % du territoire hexagonal mais accueille plus de 30 % des éoliennes. Notre zone n’est pas épargnée. Lorsque l’on vient de Soissons sur la départementale 1 en direction de Château Thierry, à hauteur du Plessier Huleu, on peut voir la différence entre un paysage défiguré par les éoliennes sur la droite, avec la vue de plusieurs dizaines d’éoliennes auxquelles doivent s’ajouter celles du parc de Chouy, et sur la gauche une zone encore vierge (pour le moment !) d’éoliennes.

Alors je n’ai pas envie en tant qu’habitant de cette zone, et randonneur soucieux de la qualité de vie et d’un environnement agréable, de voir cette catastrophe paysagère de la rive droite de la Départementale 1 s’étendre vers la rive gauche.

Rive gauche, qui plus est riche d’un patrimoine historique, architectural et naturel.

En premier lieu, le monument les fantômes de Landowski, qui commémore une bataille qui allait être à l’origine du repli allemand en 1918. Les fantômes de Landowski perchés sur cette petite colline dominant une vaste plaine, lieu de combats intenses à l’origine de la mort de plusieurs milliers de combattants, c’est un peu notre colline inspirée, notre colline sacrée. A l’occasion du cinquantième anniversaire de la bataille de la Marne, le 18 juillet 1968, le général de Gaulle était accompagné de Maurice Genevoix. Ce dernier déclara : « Vous étiez là mes camarades. C’est pour vous, pour vous tous que je parle. Vous êtes là comme au premier jour. Et vous voyez votre pays se souvenir de vous. Il sait qu’il faut vous respecter, vous entourer, vous remercier. L’histoire de France a besoin de vous ».

Nous habitons ces zones meurtries où le souvenir de cette tragédie se lit au quotidien dans les paysages, où l’histoire rejoint la géographie. Si la nature et l’agriculture ont repris leurs droits, les paysages présentent encore quelques plaies béantes, tel bosquet lieu d’affrontement, tel monticule qui ne doit rien à la géographie… Mais plus que ces immuables cicatrices, nos paysages semblent imprégnés de mélancolie, comme s’il planait depuis un siècle une brume automnale même au cours des plus beaux jours de l’été. C’est sans doute pour tous ces sacrifiés de la bêtise humaine le moyen de rappeler aux générations futures : n’oubliez pas ! Alors ne sacrifions pas ces paysages mémoriels à ces squelettiques moulins à vent…

Sur la rive gauche de la D1, d’autres richesses de notre patrimoine historique : l’abbaye de Coincy, le château d’Armentières, quelques églises, tous situés dans un rayon de un à deux kilomètres du parc éolien, un peu plus loin l’abbaye du Val Secret.

Et n’oublions pas le patrimoine naturel avec la Hottée du diable, site naturel le plus visité de Picardie. Ses sculptures étonnantes d’une nature créatrice inspireront Camille Claudel. Quant à Paul Claudel, il écrit dans son Journal : « Le coucher du soleil derrière le geyn, sur la vallée de l’Ourcq. C’est là que j’ai conçu Tête d’Or et que j’ai eu conscience de la vocation de l’univers ».

La biodiversité, enjeu essentiel de notre futur, devrait être étudiée avec plus de discernement. Le parc voisin de Montelut ne fonctionne que la nuit du fait de la nidification de milan. Je veux bien croire que les études naturalistes aient été menées scrupuleusement, mais enfin !!! Je me souviens d’une réunion organisée à l’initiative de la communauté de communes du canton d’Oulchy-le-Château à Hartennes, il y a plus de quinze ans. Au cours de cette réunion publique un intervenant spécialiste des migrations d’oiseaux avait attiré l’attention des participants sur le fait que la Départementale 1 était une voie de migrations, tout comme la vallée de l’Ourcq. Or la zone concernée par le projet Rocourt Armentières se trouve au croisement de ces deux voies.

Biodiversité, paysages ne semblent guère préoccupés les promoteurs de projet éoliens qui ont toujours tendance à minimiser l’impact des éoliennes sur le paysage, voire à imposer leurs normes. Je considère que ces études d’impact notamment paysager devraient être réalisées par des structures indépendantes. Comment faire confiance à la filiale d’une société allemande RWE, numéro 2 outre-Rhin dans le secteur de l’énergie, dont l’investissement dans l’éolien a pour but essentiellement de faire du profit et de se donner bonne conscience. Ce groupe est le plus grand émetteur de gaz à effet de serre en Europe et le premier exploitant européen de centrales à charbon. Il montre si peu d’enthousiasme pour abandonner la filière charbon que l’assureur français AXA a décidé de cesser d’assurer les activités de RWE, y compris dans les énergies renouvelables !!!

Toujours l’argent !

Que l’on prenne l’éolien par n’importe quel angle, tout nous ramène à l’argent. Des sommes considérables sont investies, financées par notre contribution sur les factures d’électricité. Le contrat oblige EDF à acheter leur électricité au promoteur à deux fois le prix du KWh pendant quinze ans. Pour le parc éolien en question, c’est entre 10 et 15 millions d’euros de coût d’installation (2 à 3 millions d’euros par éolienne). Un investissement important mais qui rapporte gros pour le promoteur : 350 000 € par éolienne par an, soit près de 8 millions sur 20 ans. Ce qui nous donne pour un parc de cinq éoliennes : 56 millions d’euros. Qui plus est est-on assuré de la pérennité de ces sociétés lorsque la rentabilité sera moindre ? Le coût du démontage est à la charge du promoteur qui doit verser une réserve obligatoire de 50 000 € par éolienne. Ce qui est très peu par rapport au coût réel du démantèlement. En 2014, le coût du démantèlement d’une éolienne de 150 mètres revenait à 414 000 €. Compte tenu de l’accroissement de la taille des éoliennes et de l’évolution des coûts, on peut estimer que d’ici 20 ans, le coût dépassera les 500 000 €. En cas de défaillance du promoteur, du fait par exemple d’une mise en faillite, la charge du démantèlement reviendra au propriétaire. Certes ce dernier aura reçu sur la durée de vie d’une éolienne soit 20 à 25 ans, environ 150 000 € par éolienne. Le coût du démontage engendrera un déficit de l’ordre de 350 000 € par éolienne. S’il n’est pas en mesure d’assumer le coût, ce sont les collectivités locales qui devront suppléer, donc le contribuable. Ce genre de dysfonctionnement explique le fait qu’en Californie, 14 000 éoliennes rouillent en plein air… Des cimetières d’éoliennes, ce pourraient être nos paysages dans 20 ans…

Déstructuration du lien social

J’attire aussi votre attention sur un point souvent négligé. Les éoliennes contribuent à la déstructuration du lien social dans les villages. Je me souviens d’un reportage réalisé, il y a quelques années, pour l’émission C’est dans l’air de France 5 consacré ce jour là aux éoliennes. L’équipe de France 5 avait filmé des opposants d’Armentières sur Ourcq et notamment cet épisode inique lorsqu’ils avaient tenté de joindre le maire de la commune par téléphone… Echanges rudes notamment de la part de l’édile, témoignant de l’impossibilité de se parler.

Nous sommes dans une région relativement pauvre économiquement, avec très peu d’emplois dans l’industrie et le tertiaire, avec aussi un faible niveau de revenu moyen par habitant et de gros problèmes de précarité énergétique. Alors il faut comprendre les populations. On ne leur propose comme avenir heureux que des éoliennes alors qu’ils constatent au quotidien la fermeture des services publics, la disparition de bon nombre d’entreprises artisanales ou de petits commerces, la difficulté de trouver un médecin… A Oulchy-le-Château (un peu plus de 800 habitants), au cours des vingt dernières années, une douzaine de commerces et d’artisans ont fermé boutique ou n’ont pas trouvé de successeurs. Ce n’est pas d’éoliennes dont ont besoin ces habitants qui ne profiteront guère de la manne financière, réservée à quelques propriétaires exploitants, mais d’emplois (en l’occurrence les parcs éoliens ne créent pas d’emplois locaux ou si peu !), et de services publics.

Nous sommes dans une région avec beaucoup de précarité énergétique. Bénévole sur la zone pour Secours catholique, je puis en témoigner… Mieux vaudrait utiliser cet argent en mettant en place un sérieux programme d’économie d’énergie, comme l’isolation des logements existants. Certes les habitants des villages concernés peuvent bénéficier indirectement des recettes fiscales que touchera la commune. Mais force est de constater que la perte de la valeur immobilière de toutes les maisons du village concerné sera supérieure à cette dotation. L’on rétorquera que l’ADEME a réalisé une étude sur la perte de la valeur immobilière liée à la présence d’éoliennes. Elle estime une perte de l’ordre de 1,5 % pour les biens situés à moins de 5 kilomètres d’un parc éolien. Or des études menées au Royaume Uni montrent que la valorisation des biens situés dans un rayon d’environ 2 kilomètres était dégradée d’environ 11 %. Au-delà de ces chiffres, posons ce constat de bon sens : qui accepterait d’acheter au prix normal du marché un bien immobilier à Rocourt, Armentières ou Coincy, situé entre 500 et 1 000 mètres d’un parc éolien composé de cinq machines industrielles de 200 mètres de haut et parfaitement visibles, avec toutes les nuisances visuelles et sonores qu’elles engendrent ?

Enfin, dernier point. Comment ne pas s’indigner du mode de fonctionnement si peu démocratique de la procédure ? Admettons que vous émettiez un avis négatif sur le projet, que les collectivités territoriales (Département, Région, Communes, Communautés d’agglomération…) fassent de même, la décision finale serait dans les mains du seul préfet, seul décisionnaire, qui peut ne pas tenir compte des avis des uns et des autres. Restent les recours juridiques, mais enfin…

Voilà, Madame, les raisons pour lesquelles je suis opposé au projet de parc éolien de Rocourt, Armentières et Coincy.

Je vous prie de croire, Madame, en l’assurance de ma considération distinguée.

Les 60 ans de la PAC

En 1957, lors de la signature du Traité de Rome, le journaliste du Monde, Pierre Drouin, saluait la contribution essentielle du monde agricole à la construction européenne qui tranchait face aux tergiversations des milieux industriels. Cinq ans, plus tard, au prix de négociations parfois difficiles, la Commission mettait en place les organisations communes de marché. Très rapidement, la PAC, seule politique intégrée qui représente 80 % du budget européen, est victime de son succès, que traduisent, dès la fin des années 1960, les excédents de lait. Tandis qu’apparaissent les distorsions monétaires, remettant en cause le principe d’unicité des prix. Malgré tout, jusqu’à la fin des années 1980, la PAC maintient tant bien que mal le cap malgré les obstructions britanniques et le casse-tête des excédents. Mais à la fin des années 1980, la situation n’est plus tenable.

Dans le cadre des négociations du GATT, les Etats-Unis, – de plus en plus concurrencés sur les marchés internationaux par l’Europe-, et les pays tiers imposent une remise en cause de la PAC qui se traduira par la réforme de 1992. La baisse du soutien des prix agricoles à la production est alors compensée par des aides directes. Sur fond d’élargissements successifs, le tournant libéral est conforté, les mécanismes de la PAC sont détricotés tandis que s’accroît son verdissement.

Depuis la Covid 19 a remis au goût du jour l’idée de souveraineté alimentaire, tandis que le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité ont amené la Commission européenne à lancer en 2019 le plan Vert. Mais la guerre en Ukraine et le risque de crise alimentaire, liée en grande partie à des phénomènes spéculatifs, pourraient remettre en cause les orientations environnementales du projet européen.

Une chose est sûre, après trente ans d’une mondialisation que bon nombre de décideurs considéraient comme heureuse, la politique agricole européenne a désormais, en ces temps d’instabilité qui risquent de perdurer, besoin de plus de régulation. Un retour aux origines de la PAC, en quelque sorte !

Claude Michelet, l’écriveur

Claude Michelet, décédé la semaine dernière à l’âge de 83 ans, tenait à ce qualificatif d’écriveur, contraction d’écrivain et d’agriculteur, tant la terre et l’écriture l’ont passionné. La terre, il l’a choisie très jeune, lorsqu’au lendemain de la Seconde guerre mondiale, sa famille s’installe à Paris. Son père Edmond Michelet, résistant de la première heure, puis déporté à Dachau, est nommé ministre des Armées du général de Gaulle. A 14 ans, Claude Michelet, qui n’apprécie guère la capitale, part étudier l’agriculture au lycée de Lancosme-en-Brenne dans l’Indre. Puis, après 27 mois de service militaire en Algérie, il s’installe à Marcillac près de Brive-la-Gaillarde, sur le domaine familial de 19 hectares, qu’il portera à 70, spécialisant son exploitation dans l’élevage de Limousines, tout en consacrant une partie de son temps à l’écriture.

« La terre est lourde d’enseignements. Elle apprend la modestie », écrivait-il en 1975, dans J’ai choisi la terre ; livre dans lequel il raconte les joies et les peines du métier et se fait l’écho des petits paysans inquiets face à l’avenir. Puis viendra le succès de la saga des Vialhe, quatre tomes, – dont Des Grives aux Loups -, vendus à plusieurs millions d’exemplaires. Au début des années 1980, lors de la fameuse foire du livre de Brive, il crée l’Ecole de Brive, avec une bande de copains auteurs corréziens dont Michel Peyramaure et Denis Tillinac et d’autres au-delà des frontières de la Corrèze. Tous avaient le goût du terroir et l’amour de la vie provinciale et se situaient dans la tradition des romanciers populaires du XIXème siècle.

Claude Michelet était du genre brut de décoffrage. C’était d’ailleurs le titre d’un de ses derniers livres. Il admirait de Gaulle et Malraux, détestait la foule, l’heure d’été, la bien-pensance, les technocrates, l’intelligentsia parisienne, notamment ce petit monde des critiques littéraires qui font la pluie et le beau temps dans le milieu de l’édition et qui l’ont longtemps boudé. Mais il n’hésitait pas à prodiguer des conseils ou à donner un coup de main à un auteur en quête d’éditeur pour un premier livre. Ce qui fût mon cas.

L’ardente obligation

Les projets de planification reviennent en force, avec la création, il y a deux ans, du Haut-commissariat au Plan, sous la présidence de F. Bayrou, et récemment l’idée mélenchonnienne d’un plan de transition écologique, reprise entre les deux tours de la présidentielle par E. Macron. Après tout cette planification à la française inaugurée à la Libération, n’avait pas si mal marchée ! Et notamment dans l’agriculture, lorsqu’en 1946 René Dumont insistera pour inscrire la mécanisation parmi les six priorités nationales, avec l’aide des fonds du plan Marshall.

Pour les initiateurs de cette planification à la française, Jean Monnet et le général de Gaulle qui évoquait souvent son « ardente obligation », le plan est une institution essentielle. Il se veut alors une création continue qui s’ajuste en permanence, mais aussi une œuvre collective. « Toute la Nation doit être associée à cet effort », soulignait Jean Monnet, qui associait toutes les forces vives du pays aux travaux du Commissariat au Plan. « Quand vous réunissez des hommes d’origine diverse, écrivait Jean Monnet dans ses Mémoires, que vous les mettez en face des mêmes problèmes, et les chargez de les résoudre, ce ne sont plus les mêmes hommes. Dès lors qu’ils ne sont plus là pour défendre des intérêts, ils prennent sans effort la même vue. »

Telle était la méthode Monnet qui perdura un temps mais ne résistera pas à la vague libérale des années Thatcher et Reagan, détruisant sur son passage toute politique d’intervention publique. Le Commissariat au Plan sera remplacé en 2006 par le Conseil d’analyse stratégique puis en 2013 par France Stratégies.

Devant les défis nombreux qui nous attendent, dans un pays par ailleurs tiraillé de toutes parts, la méthode Monnet de concertation permanente à la recherche de l’intérêt général et l’idée de planification par le regard porté sur le futur, permettraient de prendre un peu de la hauteur et de lutter contre cette dictature de l’instant, qui mine le fonctionnement de nos démocraties.

 

Des agronomes qui bifurquent…

La semaine passée, salle Gaveau, ambiance plutôt policée d’une remise de diplômes de la dernière promotion d’AgroParisTech, jusqu’à ce que huit étudiants appellent à déserter la voie professionnelle qui leur est tracée, dénonçant de façon quelque peu caricaturale une formation « qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours » et une agro-industrie qui « mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur Terre ». Au moins peut-on reconnaître que cette formation sait cultiver l’esprit critique de ses étudiants ! Et ce n’est pas nouveau. Après tout l’un de ses plus célèbres professeurs, René Dumont, a été le premier candidat écologiste à une élection présidentielle. Et puis l’on doit trouver kyrielle d’anciens « Agros » dans divers mouvements contestataires. Mais au-delà de ce qui ressemble à un caprice d’enfants gâtés, peut-être faut-il y voir le signe d’une génération inquiète ? Récemment des étudiants de Polytechnique se sont mobilisés contre l’implantation d’un centre de recherches de Total-Energies sur le campus de l’école.

Cet épisode rappelle une autre cérémonie à l’Agro Paris-Grignon. C’était il y a plus de vingt ans. Le parrain de la promotion était le biologiste Axel Kahn. Il devait commenter quelques parcours de réussite et avait alors dit sa surprise devant les choix professionnels essentiellement orientés autour du marketing, (le reflet d’une époque !) et si éloignés de ce qu’il imaginait. « Je croyais encore à une notion ancienne selon laquelle, l’une des beautés du métier qu’ils embrassaient était de nourrir le monde. Or aucune des réussites qui m’avaient été présentées ce jour-là n’impliquait un engagement dans cette voie-là ». Il ajoutait : « Vous êtes parmi les jeunes les mieux éduqués du pays. Vous aurez non seulement la faculté de diriger votre propre vie mais aussi, de par votre position hiérarchique, d’influer sur l’avenir du monde. Que voulez-vous faire de vos pouvoirs, de votre vie ? En d’autres termes, quel est votre but dans l’existence ? » Chaque époque (et surtout chaque individu) a sa réponse…

Destruction créatrice

Sans doute les auteurs du livre La pandémie et l’agriculture (1), Thierry Pouch et Marine Raffray, tous deux économistes à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture (APCA), n’imaginaient-ils pas combien leurs analyses quant aux conséquences du virus sur l’agriculture et l’alimentation, allaient être confirmés (et de quelle manière !) par cette crise d’une toute autre nature qu’est la guerre en Ukraine. Le livre, sorti en février dernier, juste avant le début de ce conflit, montre combien cette crise pandémique, mais aussi la crise géopolitique liée à l’invasion russe, révèle, sur fond d’instabilité et de fragilité du monde, l’importance hautement stratégique de l’agriculture et du système alimentaire. Ce que l’on avait eu tendance à oublier !

Toutefois les auteurs considèrent que la pandémie aura été un accélérateur des mutations en cours plus qu’une rupture. Après tout le concept de souveraineté alimentaire date des années 1990 et le développement des circuits de proximité n’est pas nouveau. Quant à la mondialisation, du fait de ses effets sur la croissance des inégalités, elle est remise en cause depuis près de trois décennies. En effet la paix par les échanges commerciaux, version moderne du doux commerce de Montesquieu, la croissance par la financiarisation, ou la déréglementation du commerce pour éradiquer la faim dans le monde, sont autant d’arguments qui n’ont guère convaincu.

Et les auteurs de s’interroger : « La crise sanitaire serait-elle le marqueur, l’accélérateur de la décomposition des fondements économiques et sociaux de l’agriculture fordiste ? » Une chose est sûre : le monde ancien est ébranlé, tandis que les prémices d’un monde nouveau semblent émerger sur fond de défis environnementaux et d’innovations technologiques, sans que l’on prenne pleinement en compte les effets sociaux, annonçant des transitions difficiles. Ce que l’économiste autrichien Joseph Aloïs Schumpeter appelait au milieu du XXème siècle la « Destruction créatrice », elle-même source de conflits, dont l’histoire du capitalisme est truffée d’exemples.

1/ La pandémie et l’agriculture – Editions France Agricole – 19,90 €

Les 50 ans de la Hulotte

En ces temps si pleins d’incertitudes et d’angoisse, le besoin de s’émerveiller se fait d’autant plus sentir. Et quoi de plus bel émerveillement que cette nature printanière avec l’arrivée des hirondelles, le chant des oiseaux, la forêt qui se réveille… Par temps de pluie, on peut aussi se plonger dans La Hulotte, « le journal le plus lu dans les terriers », qui vient de fêter ses 50 ans. Une revue pas tout à fait comme les autres, conçue pour les enfants mais qui, comme le journal de Tintin, s’adresse aux 7 à 77 ans, voire plus ! La Hulotte, c’est aussi une belle histoire, celle de Pierre Déom, un instituteur ardennais, qui trouvait à l’école les sciences naturelles barbantes, fils d’ouvrier agricole, bagueur d’oiseaux, passionné par la nature, inspiré par le braconnier solognot Raboliot (personnage d’un roman de Maurice Genevoix), et qui, au début des années 1970 participe à la création de clubs de protection de la nature dans les écoles des Ardennes, et se propose de s’occuper du bulletin de liaison. Les clubs vont disparaître, mais le périodique va connaître le succès.

Depuis 1972, cette revue diffuse entre un et deux numéros par an à 150 000 abonnés (dans 70 pays). Au total, 113 numéros, avec chacun un thème qui va de la coccinelle aux sept points à le mulette perrière. Pierre Déom qui, dès le second numéro, a démissionné de l’Education nationale, est l’auteur des textes et des dessins. L’élaboration d’un numéro lui nécessite 1 500 heures de travail, parfois plus.

La recette du succès tient dans l’obsession de s’adresser au plus grand nombre avec une écriture simple, un contenu rigoureux allié à l’humour et un ton espiègle, le tout accompagné de magnifiques dessins. A chaque numéro, on est ébloui de découvrir à travers une espèce, qui apparaît banale au premier abord, une histoire formidable. Nul doute que la Hulotte aura suscité bien des vocations au cours des cinq dernières décennies. Il y a quelques années, l’ancien directeur du Muséum d’Histoire naturelle et membre de l’Institut, Jean Dorst avouait que l’on apprenait plus avec la Hulotte que dans de pesants traités.

Famines, la tragédie de l’Histoire

Dans son livre Famine rouge (Grasset-2019), l’historienne Anne Applebaum décrit l’implacable mécanique qui a mené à la famine ukrainienne de 1931/1932, et qui explique en grande partie les événements actuels. L’Ukraine, un pays agricole aux fertiles terres noires, qu’on appelle tchernoziom, et que vantait, cinq siècles avant notre ère, Hérodote : « Il n’est pas de meilleures récoltes que le long de ses rives, et là où le grain n’est pas semé, l’herbe est la plus dense du monde ». L’Ukraine, un pays de paysans vivant tout au long de leur histoire au rythme de l’oppression, des rébellions et de la soumission. Situation qui s’aggravera après la révolution bolchévique. Déjà, sous Lénine, des réquisitions céréalières sont organisées, aggravées sous Staline qui voudra transformer par la force les paysans en prolétariat, les forçant à céder leur terre et à rejoindre les fermes collectives, en même temps qu’il fermera les lieux de culte, éliminera les élites intellectuelles, et marginalisera la langue ukrainienne. Tout contestataire est alors considéré comme un nationaliste, un traître, un saboteur ou un espion, et souvent envoyé au Goulag.

La conséquence de cette collectivisation, c’est ce chaos qui mena à cette dernière grande famine de l’Europe qui fera en Ukraine près de 4 millions de morts, dont l’immense majorité était des gens de la campagne. Si bien qu’en 1941 quand les Allemands occupent l’Ukraine, ils sont considérés, dans un premier temps, par la population ukrainienne comme des libérateurs. Certes elle va vite déchanter. Mais ce traumatisme de la famine va marquer l’Ukraine. A Kiev, le monument commémorant cette tragédie, complétement occultée par la Russie jusqu’en 1991, symbolise cette détestation des Ukrainiens pour les Russes. Comme un clin d’œil de l’histoire, cette guerre de Poutine pourrait avoir pour conséquence des crises frumentaires au Maghreb, au Liban, en Egypte…, pays très dépendants des exportations de céréales russes et ukrainiennes. Comme le gaz et le pétrole, le blé s’impose à nouveau au cœur des enjeux stratégiques majeurs. Une constante dans l’Histoire !

Le retour du tragique dans l’Histoire

Sans doute la pandémie nous a-t-elle préparé à ce monde d’après si incertain, angoissant et sans doute beaucoup plus dangereux. Avec cette guerre en Ukraine, le cynisme brutal d’un dictateur, habile tacticien mais piètre stratège, soufflant le chaud et le froid dans un engrenage mortifère, se révèle pour beaucoup d’entre nous encore plus anxiogène que ces espiègles variants de la Covid. Il faut lire La Russie selon Poutine, le livre d’Anna Politkovskaïa, journaliste assassinée à Moscou en 2006, pour mesurer le caractère mafieux et l’inhumanité depuis deux décennies de ce régime qui avait pourtant séduit une partie de la classe politique française et européenne.

Le tragique de l’Histoire est ainsi de retour, avec ce sentiment d’impuissance de l’Occident face à la deuxième puissance nucléaire et au risque d’une troisième guerre mondiale. A deux heures de Paris, ces images improbables il y a un mois, de réfugiés terrorisés, de frappes aériennes sur des maternités, de villes assiégées, sur fond de menaces nucléaires, chimiques ou bactériologiques, nous rappellent les tragédies de Grozny et d’Alep, mais c’était plus loin et les Européens se sentaient malheureusement moins concernés.

Depuis le début de la construction européenne, le Vieux Continent, protégé par le parapluie américain, a refoulé le concept d’Europe puissance. Souvent considérée comme « une puissance herbivore dans un monde de carnivores », l’Europe semble avoir pris la mesure de ce bouleversement géopolitique qui fait que rien ne sera plus comme avant et dont témoigne le changement total d’attitude en matière de défense des autorités allemandes. Le risque pour l’Europe serait de renouer au-delà des bons sentiments à des actions trop tardives et pas à la hauteur des enjeux (trop tard et trop peu !), comme semblent le montrer les conclusions du Sommet de Versailles.

La peur de Staline a été en partie à l’origine de la construction européenne. La peur de Poutine sera-t-elle l’occasion du sursaut de l’Europe ? A confirmer dans les prochaines semaines ou les prochains mois…

Chers infiltrés

En janvier 2021, quelle ne fut pas la surprise des citoyens lambda, dont je suis,  apprenant que le ministère de la Santé faisait appel à un cabinet de conseils, en l’occurrence Mc Kinsey, leader mondial du secteur, appelé la Firme (plus de 30 000 collaborateurs), pour mettre en place son plan de vaccinations. Comme si le ministère ne disposait pas au sein de son administration des compétences nécessaires !

Dans leur livre Les Infiltrés, Caroline Michel-Aguirre et Matthieu Aron, nous montrent comment ces sociétés de conseils se sont installées au cœur de l’Etat. De la numérisation des services de l’Etat à la protection des coffres de la Banque de France, de la stratégie militaire à la gestion des prisons, aucun secteur n’y échappe. Au fil des ans, l’Etat a délégué une grande partie de ses compétences, affaiblissant ses prérogatives, abandonnant de sa souveraineté et engendrant une perte de savoir-faire. Une situation ubuesque, pour les auteurs qui constatent que « Plus l’Etat s’externalise, plus les Français sont insatisfaits, plus les fonctionnaires se sentent évincés et plus la dette se creuse ». Qui plus est pour des coûts très élevés. En effet le recours à un consultant (en général dans le but de faire baisser les coûts) revient 4 fois plus cher que de s’appuyer sur un agent administratif. Les auteurs citent l’exemple du général Pierre de Villiers, ancien chef d’état-major des armées, passé dans une société de conseils et dont les prestations sont rémunérées 5 000 € par jour…

L’agriculture n’échappe pas à cette consultomania. L’an passé, comme l’avait révélé Le Canard enchaîné, le ministère de l’Agriculture avait fait appel à Mc Kinsay, dans le cadre du plan de relance post-Covid, « pour structurer le pilotage du volet agricole et en assurer la qualité et la rapidité d’exécution ». Ce même ministère débourse chaque année, comme le notent les auteurs, 588 000 € par an pour fabriquer sa revue de presse. Reconnaissons toutefois que c’est beaucoup moins que Bercy  très addict au recours à des consultants…

Campagnes et populisme

Les campagnes électorales ont au moins ce mérite de mettre en valeur des territoires échappant, hors contexte électoral, au regard des médias. Le Monde a récemment publié un reportage sur les Mauges, terre de bocage située entre Nantes et Cholet, mais aussi terre d’égalité, dans un monde d’inégalités croissantes, sans riches ni pauvres, sans chômeurs ni cadres, sans RSA ni ISF, où l’on attend peu de l’Etat, où fonctionnent encore les réseaux familiaux de solidarité, où le dialogue social est certes teinté de paternalisme mais avec un fort consensus sur la valeur travail, et où le vote populiste est marginal. Une situation qui s’explique par une histoire ancienne, en l’occurrence pour les Mauges par les guerres de Vendée.

Dans le même journal, le démographe Hervé Le Bras, auteur du livre Le grand enfumage, populisme et immigration dans sept pays européens, expliquait le vote populiste par des découpages géographiques anciens et, notamment pour la France, par cette opposition, qui remonte au haut Moyen-Age, entre terres de bocages (à l’Ouest et au Sud-Ouest), engageant plus tardivement la modernisation de l’agriculture, et champs ouverts (Nord-est et zone méditerranéenne) avec une population plus concentrée dans les bourgs et les villes. L’auteur explique l’important vote populiste dans les campagnes de champs ouverts par une forme de disqualification sociale. En effet, dans les communes de moins de 1 000 habitants, seuls 20 % des titulaires du baccalauréat ont le statut de cadres, alors que dans les villes de plus de 100 000 habitants, ils sont 45 %. Le plus souvent, ce ne sont pas les questions migratoires qui sont à l’origine du vote populiste, même si ces partis mettent en avant la lutte contre l’immigration, comme pour mieux se constituer en peuple par rapport à son contraire, l’immigré. L’Aisne, département où je vis, record du vote RN lors des derniers scrutins, ne compte que 4,4 % d’immigrés. L’autre leçon, c’est que le vieux clivage bocage-champs ouverts avec des sociabilités bien différentes demeure d’actualité.

Question de dignité

Deux faits dans l’actualité récente témoignent de cette part d’inhumanité de notre société. Il y a quelques jours, un photographe de renom est retrouvé mort dans une rue d’un quartier de grande animation nocturne de Paris, après avoir passé neuf heures à terre sans que personne ne lui vienne en aide. C’est un SDF, qui appellera, mais trop tardivement, les secours. Chaque année, 600 personnes (pour la plupart des SDF) meurent dans la rue en France, dans l’indifférence générale.

Tragique fin de vie également pour bon nombre de résidents des EPHAD, notamment au sein de l’établissement huppé de Neuilly Les Bords de Seine, où le tarif des chambres varie entre 6 500 € et 12 000 € par mois, que nous décrit Victor Castanet, dans Les Fossoyeurs (Fayard). Durant trois ans, le journaliste a enquêté sur le système de maltraitance du groupe Orpéa, leader mondial dans la prise en charge de la dépendance, mettant en évidence l’impuissance des autorités de contrôle face aux nombreux dysfonctionnements (dirigeants intouchables, malversations nombreuses, pression sur les salariés…) sur fond de gestion exclusivement comptable de ces établissements.

La quête d’enrichissement apparaît comme la seule vraie motivation de ces établissements privés commerciaux qui, depuis les années 1990, ont investi le secteur de la dépendance, accueillant aujourd’hui en France 20 % des résidents contre 45 % pour les structures publiques (hôpitaux, municipalités) et 31 % pour le privé à but non lucratif (associations, congrégations, mutuelles). Le Monde conforte cette stratégie, indiquant que les tarifs du privé lucratif sont nettement plus élevés (avec un prix médian de 2 657 € par mois contre 1 884 € dans le public et 2 009 € dans le privé non lucratif), alors que les effectifs de personnel sont moins importants : 52 emplois pour 100 places de résident contre 70 dans le public.

« Il y a une dignité à vieillir comme on a vécu », écrivait le romancier Pierre-Henri Simon dans Ce que je crois. Chez Orpéa, on l’avait oublié…

Séquence nostalgie…

Le magazine Le Point a la bonne idée de publier actuellement un hors-série, intitulé Leçons de choses, illustré de 70 planches de Deyrolle sur la botanique, l’anatomie, la zoologie, la physique… Créées en 1830 par Jean-Baptiste Deyrolle, taxidermiste au musée d’histoire naturelle de Lille et féru d’entomologie, ces fameuses planches servaient de support pédagogique à ces leçons de choses qui allaient révolutionner l’enseignement primaire au milieu du XIXème siècle, avec ce souci de privilégier l’observation avant de passer à la théorie. « Un beau tableau vaut mieux qu’un long discours, pourvu qu’ils soit rigoureusement exact », considérait J.B. Deyrolle.

Ces planches ont meublé les murs des écoles primaires en France mais aussi dans bien d’autres pays, pendant un siècle jusqu’en 1969. Depuis les réformes scolaires se sont succédées, les techniques d’enseignement ont beaucoup évolué, – de l’arrivée du numérique aux neurosciences-, les leçons de choses sont devenues des sciences du vivant, mais les planches Deyrolle demeurent pour beaucoup, dont je suis, une sorte de « madeleine de Proust », au même titre que le tableau noir, l’encrier ancré dans la table en bois ou la leçon de morale. D’ailleurs, signe de succès récurrent, une entreprise décline aujourd’hui ces anciennes planches en papiers peints !

Je me souviens de ces cartes de France des reliefs et des cours d’eau, ou des races bovines, de ces planches du squelette humain ou de l’organisation des végétaux… J’étais subjugué par ces planches qui alliaient si harmonieusement la nature et l’art, comme une fenêtre en couleurs ouvrant sur la connaissance, sur le monde, sur la biodiversité (le mot n’existait pas à l’époque), dans un monde éducatif aux supports généralement en noir et blanc.

L’entreprise Deyrolle existe toujours, propose des visites de son très prisé cabinet de curiosités à Paris et publie depuis 2007 de nouvelles planches sur les enjeux environnementaux et sociétaux contemporains. Ainsi, après avoir décrit le monde, l’enjeu est désormais d’expliquer comment le préserver…

Bienvenue en 2022 !

En 2022, nous commémorerons le 500ème anniversaire de la naissance de Joaquim du Bellay, le 400ème de Molière, le 200ème de Louis Pasteur, le 150ème de Louis Blériot, d’Edouard Herriot et de Léon Blum… Proust est mort en 1922, comme Jules Romains et Théophile Gautier, tandis que naissaient cette même année Raymond Devos, Ava Gardner, Gérard Philippe, Boutros Boutros-Ghali, Alain Resnais et Serge Reggiani… Ce 1er janvier, on a soufflé les vingt bougies de l’Euro, et l’on fêtera tout au long des mois, le bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens par Champollion et les 150 ans de Sciences Po, mais aussi les 50 ans des premiers essais du TGV et du premier vol d’un avion Airbus, l’A300.

Parmi les rares certitudes pour 2022 : le scrutin présidentiel en France, les Jeux Olympiques d’hiver en Chine et la Coupe du Monde de football au Qatar. A moins que cette satanée COVID et ses espiègles variants nous plongent un peu plus dans le flou des incertitudes et cet inconfort psychique qui met en cause cette idée (ou cette illusion !) que l’on a la main sur son destin. Ne nous reste que l’espoir de se dire qu’on y verra plus clair en mai, en septembre (ou à la saint Glinglin !), comme on l’a espéré au cours de ces deux dernières années, et ce recours à notre mémoire collective comme pour pallier le flou du futur. Même si Alexis de Tocqueville constatait en 1835 dans De la démocratie en Amérique : « Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée : je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous nos yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ».

Les ténèbres justement… Le film d’anticipation apocalyptique, sur fond d’effondrement des ressources naturelles et de surpopulation, Soleil vert, sorti en salles en 1973, imaginait la situation en 2022. Pas de quoi nous remonter le moral ! Bonne année, tout de même, et plein de belles surprises pour 2022…

 

Hommage à Pierre Rabhi : Poète de la terre et de la Terre

Pierre Rabhi était le symbole de notre époque si pleine de contradictions. « J’ai grandi dans le chaudron de la contradiction, constamment tiraillé entre islam et christianisme, entre tradition et modernité, et entre Nord et Sud », raconte Pierre Rabhi, dans Graines de vies. Né dans l’oasis de Kenadsa dans le Sud algérien, il est confié à un couple de Français après le décès de sa mère. Au moment de la guerre d’Algérie, il débarque en France et travaille comme ouvrier spécialisé. Première déconvenue. Il pense trouver dans cette usine et dans ce pays qui a inventé les Droits de l’Homme et du Citoyen, un lieu d’émancipation. « Quand j’ai vu que ce microcosme trahissait tout ce qu’on m’avait enseigné, ça a été le début de ma toute première insurrection. »

Il dévore alors quantité de livres pour mieux comprendre ce monde dans lequel il vit, et tenter de rompre avec cet environnement aliénant. En 1960, il quitte Paris et s’installe dans l’Ardèche, se forme dans une maison familiale rurale et devient ouvrier agricole. « L’agriculture, écrit-il, nous paraissait être l’activité la mieux à même de mettre en cohérence nos idées avec notre mode de vie, et de réaliser cette utopie. » Nouvelle désillusion : il travaille dans une exploitation arboricole et passe ses journées à pulvériser les arbres fruitiers de substances chimiques. Il envisage de quitter l’agriculture quand il découvre le livre, La Fécondité de la terre d’Ehrenfried Pfeiffer, l’un des précurseurs de la biodynamie en agriculture. Il choisit alors de rester dans le métier mais de le pratiquer différemment.

Il reprend une terre aride et caillouteuse d’une vingtaine d’hectares autour d’une maison qui menace de s’écrouler. Pendant treize ans, avec sa femme et ses cinq enfants, alors que la banque lui a refusé un prêt de 15 000 francs, il vivra sans électricité, sans téléphone, avec très peu d’eau. Ce déraciné fait néanmoins de ce hameau de Montchamp le lieu de son enracinement. C’est sur cette terre difficile qu’il découvre l’écologie. « L’écologie est arrivée comme ça. En soignant et en respectant un petit morceau de terre pour faire vivre ma famille, j’avais l’impression d’être relié à la terre entière et à tous mes semblables sur cette terre. » Il devient un expert de l’agro-écologie, mondialement reconnu, écrit de nombreux livres, est sollicité de partout, du Maroc au Bénin, de l’Ukraine à la Mauritanie. Juste avant d’être assassiné, Thomas Sankara, le président du Burkina Faso lui demande d’expérimenter ses conceptions agro-écologiques à Gorom Gorom. Les rendements augmentent, la biodiversité est sauvegardée et les sols sont protégés de l’érosion. La princesse Constance de Polignac, qui appartient à l’une des plus nobles lignées de l’aristocratie française, a fait appel au fils de forgeron du Sahara pour transformer sa propriété de Kerbastic en un modèle d’agro-écologie.

« De ses propres mains, écrivait son ami, le violoniste Yehudi Menuhin, dans la préface du livre Parole de terre, Pierre Rabhi a transmis la vie au sable du désert, car la vie est UNE, et la féconde transformation bactérienne rend au sable lui-même le don de pouvoir renouveler les espèces. Cet homme très simplement saint, d’un esprit net et clair, dont la beauté poétique du langage révèle une ardente passion, cet homme a fécondé des terres poussiéreuses avec sa sueur, par un travail qui rétablit la chaîne de vie que nous interrompons continuellement. »

L’épopée d’une gourmandise

La journaliste Catherine Nay rapporte dans son dernier livre ce propos de Jacques Chirac à Pierre Moscovici : « Monsieur le Ministre, vous savez que le chocolat est bon pour le moral et pour le sexe. Moi, à mon âge c’est surtout pour le moral, mais vous, vous êtes jeune encore ! ». Michel Barrel, biochimiste au CIRAD, qui a consacré toute sa vie professionnelle au cacao et au chocolat et vient de publier un très beau livre Du cacao au chocolat, l’épopée d’une gourmandise (1), fait peu allusion au caractère aphrodisiaque (ou pas ?) du chocolat, mais consacre tout un chapitre à ses bienfaits pour la nutrition et la santé (un excellent antidépresseur, mais pas que !) Et d’ailleurs les premiers chocolatiers européens, Menier et Nestlé étaient des pharmaciens.

Dans ce livre, véritable encyclopédie, l’on découvre toute l’histoire de ce petit arbre des dieux qui pousse depuis la nuit des temps à l’ombre des grands arbres de l’Amazonie, les multiples et complexes transformations de la cabosse, le fruit qui s’épanouit le long du tronc et dont la pulpe était déjà consommée par les Olmèques, mille ans avant J.-C, jusqu’à cette évolution récente vers la qualité qui ressemble au monde du vin à travers la notion de terroir. L’arôme du chocolat compte en effet plus de 500 composés olfactifs ! L’Europe ne découvrira le cacao qu’au XVIème quand les conquistadors espagnols le ramèneront dans les cours royales européennes. Mais surtout ce que l’on retient à la lecture de ce livre, c’est combien cette gourmandise est aussi un concentré des évolutions du monde, notamment géopolitiques. L’Afrique est désormais le principal producteur mondial et la filière est le reflet des inégalités entre la situation précaire des petits producteurs de cacao et la puissance des multinationales du chocolat sur un produit très spéculatif… Mais, comme le note l’auteur, le chocolat est plus qu’une gourmandise, c’est un plaisir noble, artistique, voluptueux. Et ce n’est pas pour rien, conclut-il, que le nom scientifique du cacaoyer signifie « nourriture des dieux ».

1/ éditions Quae – 25 €

Le monde sans fin

D’un côté des cours des matières premières et notamment du pétrole qui s’affolent. De l’autre, les difficiles négociations sur le climat de la COP 26 à Glasgow. Energie et climat, deux thèmes qui s’entremêlent, mais ô combien complexes, pour les profanes que nous sommes. Aussi la BD Le monde sans fin de Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain tombe à point nommé. Le premier, polytechnicien et professeur à l’Ecole des Mines, est l’un des meilleurs experts de ces questions ; le second, auteur de bandes dessinées, joue le rôle de Candide et apporte sa touche d’humour. Tous deux nous offrent ce pavé de près de 200 pages, une mine d’informations traitées de manière ludique, permettant de déchiffrer sans se prendre la tête la complexité des enjeux.

Dans un premier temps, les auteurs nous montrent comment la révolution pétrolière et sa force mécanique prométhéenne, ont permis d’atteindre le niveau de vie actuel à relativement faible coût (l’énergie ne représente que 3 % des dépenses mondiales) et ont engendré des progrès considérables permettant notamment de diviser par 30 en deux siècles le prix de la nourriture. Mais aujourd’hui la catastrophe climatique remet en cause nos modes de vie avec la fin programmée des énergies carbonées, alors que l’économie des services n’est pas, contrairement aux apparences, un monde sobre en énergie.

Au-delà d’un diagnostic truffé de données précises, les auteurs apportent des solutions (pas forcément populaires !), pour que le monde sans fin ne devienne pas la fin du monde… Prônant un mode de vie beaucoup moins consumériste et individualiste, ils reconnaissent qu’on a le choix qu’entre différents inconvénients. Ils considèrent que l’on pourra difficilement se passer de l’énergie nucléaire et se montrent sceptiques à propos des énergies renouvelables, estimant notamment que le doublement du réseau ferroviaire d’un coût de 150 milliards d’euros, serait bien plus bénéfique pour le climat que les énergies renouvelables telles que l’éolien ou le solaire, dont les subventions atteignent ce montant.

Le monde sans fin – Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain – Dargaud – 27,00 €

Une agriculture plus autonome ?

Le plan d’investissement France 2030, lancé il y a quelques jours par le chef de l’Etat, fait la part belle aux start-up, et notamment dans l’agriculture autour du triptyque robotique, numérique, génétique. Bien évidemment toutes les techniques facilitant la tâche des agriculteurs ne sont pas à négliger, mais le « tout technologique » a son revers. D’abord il ne correspond pas à tous les types d’agricultures, notamment l’agroécologie. De plus les coûts de ces investissements sont conséquents, avec le risque de ne voir l’agriculture que comme un débouché pour les constructeurs ou une source de données pour les GAFA. Qui plus est l’expérience montre le caractère récurrent de la captation de la valeur ajoutée dans l’agriculture, avec ces transferts vers les industries d’amont et d’aval et la grande distribution. Le système technicien comme l’a montré le philosophe Jacques Ellul, secrète ses normes, ses bureaucraties, ses règles, son idéologie.

A l’extrême opposé de cette agriculture 4.0, les initiateurs de L’Atelier paysan, une coopérative qui développe des outils et des équipements (basse technologie) et prône l’auto-construction, viennent de publier un livre Reprendre la terre aux machines (1), dénonçant l’industrialisation agricole « qui prend un visage transhumaniste en nous promettant une agriculture par des robots, drones, capteurs et intelligence artificielle » et presque sans hommes car elle mène à ces fermes verticales « high tech », fortes consommatrices d’énergie, ou à ces cultures cellulaires de viandes artificielles, pas forcément en adéquation avec l’objectif d’une alimentation saine, durable et traçable.

Au–delà des clivages entre diverses conceptions de l’agriculture, ces enjeux ne méritent-ils pas un débat ? Il ne s’agit pas de faire le procès du progrès, mais de mesurer les impacts sociaux et économiques avec pour but de sauvegarder cette part quoique relative d’autonomie de l’agriculteur qui donne encore sens à ce métier. Il y a 43 ans, le promoteur de la génétique animale en France, Jacques Poly, publiait un rapport marquant : Pour une agriculture plus économe et plus autonome et très actuel.

  • Reprendre la terre aux machines – L’Atelier paysan – Le Seuil – 20 €

Les vents de la discorde

Sujet ô combien clivant que l’éolien ! Il suscite même des controverses au sein de ceux qui se réclament de l’écologie, selon qu’ils privilégient la défense des paysages ou le développement des énergies renouvelables. Il faut dire que les promoteurs de l’éolien ne jouent pas forcément la carte de la transparence, n’hésitant pas à imposer leurs vues comme d’ailleurs a pu le faire le lobby nucléaire en d’autres temps. Ils ne lésinent pas non plus sur les moyens.

Ainsi, à trois kilomètres de chez moi, on est en train d’installer quatre éoliennes. Pour les acheminer, on a aménagé et bitumé sur 600 mètres un chemin rural qui n’était plus praticable. Rien à redire, jusque-là. Si ce n’est que du fait du retard dans la réfection d’un pont dans ce même village, on a décidé de faire prendre un autre parcours à ces éoliennes. Désormais nous avons un beau chemin qui a coûté plusieurs centaines de milliers d’euros, mais réservé aux ayants-droits (une poignée de personnes !), et qui s’il avait fait un ou deux mètres de plus de large aurait pu par la suite servir de déviation pour les nombreux camions qui traversent, non sans risques, quotidiennement le village. Pas de quoi améliorer localement l’image de cette énergie renouvelable, dans une région à forte densité d’éoliennes.

Plus globalement le débat semble verrouillé, alors que les questions concernant l’emploi, la balance commerciale, le coût sur notre facture d’électricité, l’efficacité énergétique d’un système intermittent… montrent qu’il n’y a pas consensus de la part des experts scientifiques. Quid également des conséquences sur la santé des troupeaux (les vaches seraient plus sensibles que les humains aux ultrasons !) mais aussi des riverains. Un médecin du nord de l’Aisne, qui exerce dans une zone qui concentre plus de 200 mâts, a pu constater une augmentation de cas d’insomnies, d’acouphènes, de vertiges, de migraines, de nausées, parmi d’autres symptômes encore plus graves. Reste à établir le lien de causalité, ce qui est une autre paire de manches !

Eloge de la nuance

J’ai récemment été sondé par l’institut IPSOS sur le contexte politique actuel ainsi que l’action et la personnalité du Premier ministre Jean Castex.  L’expérience est intéressante. Mais si, collectivement, les sondages permettent d’appréhender l’état de l’opinion à un moment donné, pour le sondé que je suis, il en ressort une sorte de frustration. On n’a guère le choix qu’entre être d’accord ou pas avec les assertions du sondeur. Il n’y a guère de place pour la nuance en particulier sur des thématiques complexes. C’est blanc ou noir, pas question de jouer sur les nuances de gris. Au moins les gens pétris de certitudes y trouvent-ils leur compte ! Pour ma part, je préfère le dégradé à l’uni. J’avoue mes contradictions et mes doutes, et revendique ce droit qui consiste à reconnaître qu’on n’est pas obligé d’avoir un avis sur tout. Si bien que l’entretien avec le sondeur, – que j’avais mis quelque peu dans l’embarras -, prévu pour une quinzaine de minutes a approché la demi-heure. Je ne serai sans doute pas rappelé…

En pleine écriture de ce billet, je reçois le dernier numéro de La Croix l’Hebdo avec en couverture cet appel d’une centaine de personnalités à un débat libre et respectueux lors de la campagne des présidentielles, avec notamment parmi neuf autres cet engagement : « Accepter la complexité, dire les nuances, pour ne pas s’en tenir à des oppositions frontales ». Cela me réconforte. Je ne suis pas le seul à penser ainsi. Tant il est vrai que cette campagne entre les fakes news des réseaux sociaux et un système médiatique qui tend à mettre en scène les clivages les plus radicaux (et parfois les plus hystériques) pollue l’atmosphère et ne présage guère d’un dialogue apaisé. Ce qui fut beaucoup moins le cas de la campagne électorale de nos voisins allemands. Et puis cette manière de gouverner non sans humilité, de la part d’Angela Merkel, et le regard distant et nuancé de cette physicienne de formation par rapport aux décisions à prendre n’expliquent-ils pas, en partie du moins, sa longévité au poste de chancelière ?

Eloge de la biodiversité

Le congrès mondial pour la nature de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), qui s’est tenu récemment à Marseille, a présenté une étude réalisée en Mésoamérique (Mexique, Honduras, Guatemala…) et portant sur 224 plantes sauvages apparentées aux cultures de maïs, pommes de terre, haricots, courges, coton…, révélant que 35 % de ces plantes sauvages étaient menacées d’extinction. Ce qui n’est pas sans conséquences sur l’évolution future de leurs « cousines » domestiquées et cultivées. En effet la diversité génétique est de nos jours plus que jamais essentielle, en permettant notamment de rendre les cultures plus résilientes face aux changements climatiques. Il y va de notre sécurité alimentaire.

Pour bien comprendre ces enjeux majeurs, l’agronome, linguiste et ethnobotaniste, Michel Chauvet dans un magnifique ouvrage L’Encyclopédie des plantes alimentaires, nous offre un formidable périple botanique et culturel dans l’univers des plantes alimentaires. Un ouvrage de bénédictin, fruit d’une vingtaine d’années de travail méticuleux ! En effet l’auteur y analyse avec toute la rigueur du scientifique mais sous une forme agréable et dans un style accessible par le plus grand nombre, 670 espèces, des plus connus comme les céréales, jusqu’à certaines plantes désormais oubliées comme la manne terrestre, la graine du paradis ou le chervis.

Au fil des 887 pages richement illustrées, l’on découvre que notre alimentation est le produit d’une longue histoire souvent passionnante. Pour chacune de ces espèces, Michel Chauvet explique les origines géographiques et la diffusion, les caractéristiques biologiques et génétiques, les différentes variétés, les usages alimentaires. Il aborde également les aspects ethnologique, économique et même culinaire. Car l’auteur a lui-même cuisiné et goûté toutes les plantes dont il parle. Cela donne un éloge de la biodiversité de notre patrimoine culinaire, qu’il nous faut sauver impérativement.

L’Encyclopédie des plantes alimentaires – Michel Chauvet – Belin – 69 €.

La montagne blessée

« Vous montez un col, traversez une forêt, longez une rivière….  Au fond de la vallée, au milieu de nulle part… les ruines d’un hameau. » Ce hameau des Hautes-Alpes, niché à 1400 mètres d’altitude et situé à 19 kilomètres de Gap, c’est Chaudun que le journaliste Luc Bronner, passionné de montagne et de randonnées alpestres, et directeur des rédactions du journal Le Monde jusqu’à récemment, nous fait revivre dans un beau récit (1), fruit d’une enquête fouillée, à partir de l’exploration d’une masse impressionnante d’archives en tous genres.

En août 1895, la centaine d’habitants de ce hameau, choisissant parfois l’exil vers l’Ouest américain ou l’Algérie alors française et plus souvent les montagnes voisines, décide de la vente du village et de ses 2 026 hectares à l’Etat, plus précisément à l’administration des Eaux et Forêts, dans le cadre du programme de Restauration des terrains en montagne. S’en suit un travail colossal : des millions d’arbres seront replantés, au rythme de 10 000 plants par hectare. Cette vente fera la une de L’Illustration, le grand périodique de l’époque qui légende la photo de couverture : « Voilà un fait qui sort de l’ordinaire ». Dans ce récit, la mort est omniprésente (celle des enfants en bas âge et des mamans, en particulier), tout comme la misère. L’âpreté du climat, avec la neige huit mois par an, un sol rebelle et épuisé, du fait des déboisements, du surpâturage (trop de bétail lors de la transhumance des troupeaux provençaux) et de l’érosion, des ressources chétives qui suffisent à peine à nourrir les familles. Ce qui a fait la fortune de Chaudun, lieu occupé par les hommes depuis le XVIème siècle, a provoqué son malheur, écrit l’auteur, constatant que « l’homme, ce passager temporaire de la planète Terre, s’est perdu face à la nature ». Après plus d’un siècle d’absence humaine, la nature a repris ses droits. Le loup est de retour. On recense une centaine d’espèces d’oiseaux, et la flore fait la jouissance des botanistes. « Chaudun, note en conclusion Luc Bronner, raconte notre passé, et notre futur probablement ».

1/ Chaudun, la montagne blessée – Luc Bronner – octobre 2020 – Le Seuil – 17,00 €

L’été des extrêmes

Depuis 2014, nous n’étions plus habitués à ces étés pluvieux et maussades. Dès la mi-juin de cette année, la succession de perturbations parfois extrêmes, menaçant une moisson qui s’annonçait prometteuse, a eu des conséquences tragiques avec ces inondations qui ont fait 200 morts en Belgique et en Allemagne, occasionnant aussi des dégâts importants dans le Nord et l’Est de la France. Pendant ce temps l’Ouest canadien suffoquait sous un dôme de chaleur, – un village entier disparaîtra sous les flammes -, et le Maroc atteignait des records de chaleur, tandis que l’Inde, la Chine et le Nigéria étaient eux aussi touchés par de tragiques inondations…Ces événements météorologiques extrêmes, qui se multiplient de par le monde, sont la conséquence de ce bouleversement climatique (la température moyenne sur la Terre a augmenté de 1,2° C depuis le début de l’ère industrielle). Des experts estimaient dans un rapport publié en janvier que les inondations devraient être 14 fois plus fréquentes en 2100 par rapport à aujourd’hui.

La publication le 9 août du rapport d’évaluation du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), qui fera la synthèse de tous les travaux (près de 14 000 textes) existants sur le changement climatique, ne devrait guère porter à l’optimisme. Selon les experts du GIEC, les niveaux actuels d’adaptation sont insuffisants pour répondre aux futurs risques climatiques et les impacts du dérèglement devraient s’accélérer, avec des conséquences au niveau de la production agricole qui se font déjà ressentir, comme cette famine qui sévit actuellement à Madagascar. Le GIEC estime que même en limitant la hausse à 2°C (au-delà, on risque un point de non-retour autrement dit des conséquences irréversibles), 80 millions de personnes supplémentaires seront victimes de la faim d’ici 2050.

Intimement mêlés, le bouleversement climatique et les déséquilibres alimentaires s’imposent comme deux des défis majeurs des prochaines années.

Une affaire qui roule…

La bicyclette connaît un boom sans précédent. Avec la pandémie et sa série de confinements, les ventes de vélos ont fortement progressé (+ 27 % en 2020 par rapport à 2019, dont + 31 % en ville), soit un chiffre d’affaires d’environ 3 milliards d’euros pour plus de 3 millions de vélos vendus. Les campagnes n’échappent pas au phénomène avec une progression de 15 %.

Le revers de cet engouement, c’est la rupture des stocks. Des nombreux composants de ces vélos très sophistiqués sont fabriqués en Asie, et la pandémie a entraîné des difficultés d’approvisionnement, si bien que les délais de livraison ont augmenté, tout comme les prix… Il semble loin le temps où, à l’époque du tout voiture, l’agronome René Dumont, candidat écologiste aux élections présidentielles de 1974, voulant promouvoir un mode de déplacement plus frugal, passait pour un farfelu en faisant campagne dans la capitale à vélo.

Depuis le contexte a bien changé. La bicyclette est dans l’air du temps : économique, écologique et bonne pour la santé. La vogue des vélos à assistance électrique (en forte progression) rend l’effort plus aisé. Les pouvoirs publics encouragent la tendance, avec le Plan Vélo lancé par le gouvernement en 2018, tandis que les municipalités aménagent de plus en plus d’espaces réservés aux cyclistes. Ces dernières années, les grèves récurrentes ont incité les citadins à privilégier l’alternative vélo. A l’avenir les marges de progression semblent considérables. L’ADEME (Agence de la transition écologique) estime que 65 % des trajets de moins de 2 kilomètres sont réalisés en voiture. L’objectif étant de passer 3 % de déplacements à vélo aujourd’hui à 9 % en 2024. Qui plus est, nous sommes très en retard sur nos voisins européens. Seuls 5 % des Français âgés de plus de 15 ans pratiquent le vélo quotidiennement, contre 13 % des Italiens, 15 % des Belges, 19 % des Allemands, 30 % des Danois et 43 % des Néerlandais… Des chiffres qui expliquent (peut-être !) que la dernière victoire française au Tour de France (C’était Bernard Hinault) remonte à 1985.

Au service du bien commun…

Professions de foi non distribuées (même au second tour !), débats parfois violents, enjeu présidentiel dominant, abstention record…, témoignent d’une démocratie en crise, tant le fossé séparant le monde politique des citoyens se creuse. Le tout sur fond de fragmentation de la société et d’un débat politique qui ne laisse guère de place à la nuance alors que les enjeux sont de plus en plus complexes. Pourtant le peuple français cultive une passion très ancienne pour la chose publique, mais déteste plus qu’ailleurs ses élites politiques, qui, il est vrai, ne manifestent pas toujours le meilleur d’eux-mêmes.

L’actualité offre parfois des contrastes saisissants. Ainsi, au lendemain du premier tour, l’on redécouvrait le parcours exemplaire de Robert Schuman, après que l’Eglise catholique ait décidé d’ouvrir la voie à une sanctification. Une démarche rarissime pour un homme politique ! Certes le parcours de ce visionnaire, promoteur de la réconciliation franco-allemande et de la construction européenne, n’est pas exempt d’erreurs, comme le vote des pleins pouvoirs à Pétain en 1940, qu’il regrettera par la suite, mais exprima toujours son souci de servir pour le bien commun, inspirant le respect. Son contemporain, le socialiste André Philip évoquait un homme d’une grande sobriété, sans désir personnel et d’une humilité intellectuelle, et un vrai démocrate, imaginatif, constructif dans la douceur, toujours respectueux de l’homme.

Sans doute manque-t-on de personnalités comme Robert Schuman, même si, à son époque, le personnel politique n’était globalement sans doute pas meilleur qu’aujourd’hui. Pas sûr toutefois que la société actuelle soit capable de faire émerger de tels personnages. En d’autres termes, élirait-on aujourd’hui un Robert Schuman, dans un contexte où la communication politique semble avoir pris le pas sur l’idéal commun, le court terme sur les grands enjeux du futur, et avec des chaînes TV d’information en continu qui dictent au quotidien l’agenda politique… ?

Symphonie pastorale

Cet hymne à la vie champêtre qu’est la 6ème Symphonie (la Pastorale) de Beethoven m’a inspiré le thème de ce billet. D’autant que juin est le mois de la fenaison. Qui plus est je venais de parcourir l’excellente publication Reliefs, qui explore nos relations à la Terre et aux vivants et consacre dans son dernier numéro un dossier aux prairies. L’agronome Marc Dufumier y décrit les différents types de prairies dans le monde, l’ethnologue Anne-Marie Brisebarre nous emmène à plus de 2 000 mètres d’altitude à la rencontre des bergers transhumants sur les estives, et l’historien des sensibilités, Alain Corbin, nous propose un voyage poétique et littéraire autour de la fraîcheur de l’herbe…

Disposant d’une image positive dans la société, les prairies sont dans l’air du temps. Elles stockent jusqu’à 85 tonnes de carbone à l’hectare (un peu plus que les forêts), sont un réservoir de biodiversité, malgré le déclin des insectes, et génèrent une activité essentielle dans les régions bocagères et de montagne, où souvent le maintien de la vie rurale est plus compliqué qu’ailleurs. Sans compter les qualités nutritionnelles des viandes et produits laitiers issus d’animaux élevés à l’herbe plus riches en acides gras oméga-3. Les prairies procurent également une meilleure résilience tant aux aléas climatiques qu’à ceux du marché. De réels atouts pour le futur…

Malgré tout les prairies, qui représentent en France moins de 20 % de la surface agricole, ont perdu depuis les années 1980 environ deux millions d’hectares au profit surtout des surfaces artificialisées. Et l’avenir ne s’annonce pas aussi vert qu’espéré. En 2018, des chercheurs de l’INRAE estimaient que le changement climatique s’accompagnerait d’une augmentation des surfaces cultivées aux dépens des prairies et des forêts. Encore plus alarmant, une étude américaine publiée par la revue Science sur les prévisions de changement d’usage des sols au niveau mondial prévoyait une disparition quasi-totale des prairies et des forêts non exploités dès 2055, au profit des cultures pour les agrocarburants.

Un scrutin peut en cacher un autre…

Surprenante campagne électorale, avec des élections départementales totalement occultées par les régionales, elles-mêmes « squattées » par l’échéance présidentielle. Non pas que les élections départementales soient de moindre importance que les régionales. D’ailleurs les départements gèrent un budget plus consistant que les régions (80 milliards d’euros contre 43 milliards). Chacune de ces collectivités, depuis les lois de décentralisation de 1982 renforcées par la loi NOTRe de 2015, ayant ses domaines de compétence : l’action sociale (la moitié des budgets départementaux), mais aussi la voirie, les collèges, les transports scolaires… pour les départements ; le développement économique, les transports, l’aménagement du territoire, la formation professionnelle et l’apprentissage, les lycées… pour les régions.

Autre point fort du département : né dans le sillage de la Révolution française, il est mieux ancré dans notre imaginaire de citoyen que la région, entité beaucoup plus récente, qui plus est, remodelée en 2015 par François Hollande. Les départements ayant eux été réorganisés en 2013, avec deux fois moins de cantons qu’auparavant, mais autant de conseillers départementaux puisque désormais nous élisons un binôme. Au moins la parité homme/femme y a gagné, mais le lien qui pouvait exister auparavant entre le canton et son conseiller général s’est distendu, du moins dans les cantons ruraux, où l’élu cantonal était un personnage central, très intégré dans la vie locale. C’est désormais moins le cas des conseillers départementaux.

En fait la suprématie (au moins médiatique et vue de Paris !) de la campagne des élections régionales est directement liée au prochain scrutin présidentiel : chacun des partis y voyant soit une rampe de lancement pour certains de ses candidats, soit un moyen de « décanter » un peu plus le paysage politique national. Dans ce contexte, difficile de savoir si la démocratie y gagnera, mais une chose est sûre :  la démocratie locale y perdra !

Adieu Grignon ?

Au moment où j’écris ces lignes (17/05/2021), on ne connaît pas encore le futur propriétaire du centre de Grignon, haut lieu de l’agronomie française depuis que Charles X en fit en 1826 la plus ancienne école d’agronomie de France. Il y a cinq ans, Grignon avait failli tomber dans le giron des Qataris qui voulaient en faire le centre d’entraînement du PSG. Sous la pression, ce projet avait capoté, mais pas l’abandon de la cession. A l’origine, il y a le regroupement d’AgroParisTech sur les riches terres du Plateau de Saclay, pour en faire avec d’autres grandes écoles un vaste campus scientifique. L’immeuble de la rue Claude Bernard ayant été vendu, restent à céder l’école de Grignon, son château du XVIIème siècle, sa ferme modèle, son arboretum, et son Musée du Vivant, riche de 40 000 objets dont des herbiers magnifiques, des instruments agricoles et scientifiques très anciens, sans oublier les archives de personnalités comme René Dumont ou René Dubos.

Récemment quatre projets ont été retenus dont trois sont essentiellement immobiliers. Le quatrième, à l’initiative d’anciens élèves, en partenariat avec la Communauté de communes Cœur d’Yvelines, entend demeurer dans la tradition agronomique du lieu. La semaine dernière, une pétition signée par le glaciologue Jean Jouzel, l’ancienne présidente de l’INRA, Marion Guillou ou encore la vice-présidente du GIEC, Valérie Masson-Delmotte, soutenait ce projet, qui contribue à la transition vers des systèmes alimentaires plus durables. Mais le manque de transparence, dénoncé par les étudiants qui ont pendant plusieurs semaines bloqué le site, la gestion de la cession par Bercy, les atermoiements du ministère de la Culture et la priorité accordée dans la convention au prix par rapport à la qualité du projet, font craindre le pire, c’est-à-dire un choix plus à vocation immobilière et financière qu’agronomique et pédagogique.

L’Etat résistera-t-il aux arguments sonnants et trébuchants des promoteurs, ou cèdera-t-il comme trop souvent ces dernières années ses bijoux de famille à la satisfaction d’intérêts privés, au détriment du patrimoine public ? Situation d’autant plus paradoxale, qu’au même moment, le patron de Free, Xavier Niel, lance avec l’ex-conseillère agricole de Macron, un vaste projet de campus agricole dans le même département…

Réinventer l’Europe

En février 2020, au début de la pandémie, tandis que Rome faisait appel à l’aide médicale auprès de ses partenaires européens, (seule la Chine y répondra dans un premier temps !), la Commission lançait sans succès un appel d’offres aux entreprises européennes pour produire des masques. « Face à une pandémie les lois d’une économie de guerre prime sur l’économie de marché », s’offusquait Luuk van Middelaar, historien néerlandais, qui rappelait cet épisode douloureux dans une des quatre remarquables conférences qu’il a récemment données au Collège de France sur le thème de l’Europe géopolitique.

L’ancienne plume d’Herman Van Rompuy, président du Conseil européen (2009-2014), estime que l’Union européenne (UE) doit redécouvrir l’irrémédiable tragique de l’histoire. La pandémie a révélé les bouleversements du monde et l’UE, mal à l’aise dans les rapports de force et allergique à la question des frontières, est mal armée pour y répondre. D’autant que la Chine a « provincialisé » l’universalisme occidental, et l’élection de Joe Biden ne doit pas masquer la priorité accordée par les Etats-Unis à la relation avec l’Asie, entamée par ses deux prédécesseurs. Quant aux stratégies de Poutine et d’Erdogan, elles obligent l’UE à s’interroger sur ses frontières. Mais l’Europe doit aussi repenser sa relation avec le temps, notamment le temps long, et non plus se contenter des sept décennies de construction européenne, pour définir une stratégie géopolitique. Pour cela, L’Europe a besoin d’un récit, comme la Chine en a un avec les nouvelles routes de la soie, ou les Etats-Unis avec cette nouvelle guerre froide entre démocraties et autocraties, si elle veut éviter d’être le jouet des deux superpuissances. « On est dans une guerre mondiale des récits. Une stratégie qui ne s’appuie pas sur un récit n’en est pas une », affirme Luuk van Middelaar. L’Union commence à en prendre conscience, par la force des choses. D’ailleurs, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a déclaré dès son installation qu’elle ferait de la géopolitique…

Nouvelles perspectives en biotechnologies ?

La semaine passée dans Les Echos, le PDG de Pfizer caractérisait cette technique d’ARN messager de révolution et ouvrait de nouvelles perspectives dans la lutte contre le cancer et les maladies d’origine génétique. En 1961, les professeurs François Jacob et Jacques Monod, qui avaient découvert l’ARN messager, – ce qui leur valut le prix Nobel de biologie -, ne s’imaginaient pas que, 60 ans plus tard, une grande partie de l’humanité pourrait être vaccinée grâce à cette technologie contre la Covid 19.

Dans les années 1970, l’enthousiasme se portait plutôt sur le végétal que sur la santé, même si ces biotechnologies allaient dans un premier temps avoir des résultats dans le domaine pharmaceutique, notamment la production de l’insuline et de l’interféron. Le professeur François Gros, ancien président de l’Institut Pasteur écrivait à l’époque dans La Civilisation du gène : « Le végétal est sans doute appelé à tenir la première place tant dans l’usine biologique que dans la société de demain », avant de poser la question : « Peut-être sera-ce là la véritable révolution technique du prochain millénaire ? ». On connaît la suite : l’arrivée sur le marché des Plantes génétiquement modifiées, grâce à la découverte en 1983 d’une technique de transfert de gènes, par des chercheurs de l’Université de Gand, au moment où l’opinion publique européenne s’inquiétait des conséquences de l’épidémie de vache folle. Par la suite, l’attitude de certaines firmes ne va pas favoriser le débat qui n’aura jamais vraiment lieu.

Le succès de BioNtech-Pfizer et Moderna, d’autant plus marquant que très peu de laboratoires (à l’exception de deux laboratoires allemands) ont cru ces dernières années en ces vaccins ARN messager, permettra-t-il d’avoir un débat plus serein que par le passé autour des biotechnologies végétales avec l’arrivée d’OGM de deuxième génération, issus non plus de transgénèse mais de mutagénèse, une technique qui consiste à soumettre des cellules végétales à des rayonnements ou des substances chimiques provoquant une mutation du génome ?

L’économie autrement : une utopie ?

Dureté du monde des affaires. Le PDG de Danone, Emmanuel Faber, a récemment été évincé de ses fonctions pour manque de performance financière. Une personnalité atypique, dans une entreprise qui l’était tout autant, dans le sillage de ce credo de gouvernance initié par Antoine Riboud : « Pas de richesse économique sans développement humain ». Lecteur de Kant et de Derrida, Emmanuel Faber, ancien banquier d’affaires, qui n’hésitait pas à consacrer quelques heures par semaine à accompagner des malades en soins palliatifs, était devenu le numéro 1 d’un des leaders mondiaux de l’alimentaire. Il avait raconté son parcours dans Chemins de traverse – Vivre l’économie autrement (1) paru après la crise de 2008. Il y dénonçait l’irrationalité des acteurs de la finance, cet argent que l’on appréhende non plus comme un flux mais comme un stock, ce cynisme individuel qui remplace le sens de l’aventure collective, et donnait quelques pistes pour montrer qu’ « un autre monde est possible », comme ce partenariat avec le Prix Nobel de Paix, inventeur du micro-crédit Muhammad Yunus, ainsi que de nombreux autres projets du groupe Danone dans le monde, en vue de créer une économie rurale durable autour de l’agriculture locale pour assurer un premier échelon de sécurité alimentaire.

Dans ce livre, il s’interrogeait sur ce qui sera à l’origine de son éviction : la maximisation du revenu des actionnaires si contraire à l’idée d’un juste partage de la valeur. « Construit-on, écrit Emmanuel Faber,  la même économie et donc la même société à long terme, lorsque l’on doit globalement générer à court terme un rendement annuel de 5 %, ou de 15 %, ou de 25 % ? » Est-il raisonnable de demander des rendements autour de 15 %, comme dans ces folles années 1980, alors que les taux d’intérêt sont tombés à 0 % et que la croissance a été diminuée de moitié ? Et puis ces taux de marges insoutenables sur le plan social et environnemental sont-ils compatibles avec l’idée de rémunérer équitablement le producteur de lait ?

  • Chemins de traverse – Emmanuel Faber – préface de Frank Riboud – Albin Michel – 19€

Investir dans le capital humain

Récemment l’Institut Montaigne, un cercle de réflexion d’inspiration libérale, publiait un rapport dénonçant la concentration des richesses dans les métropoles et le déséquilibre avec ce qu’il appelle les territoires éparses (les campagnes et les villes moyennes). Le constat est sans nuances et bien connu – les 15 plus grandes métropoles représentent la moitié de l’activité économique et 81% de la croissance française -, même s’il demande à être relativiser car des métropoles rencontrent des difficultés et possèdent des poches de pauvreté tandis que bon nombre de territoires ruraux et de villes moyennes ne sont pas voués au déclin.

Craignant que la crise de la Covid-19 n’aggrave encore les inégalités territoriales, le rapport propose, outre l’accélération de la conversion numérique et le développement d’un habitat et d’une mobilité responsable sur le plan écologique, d’investir dans le capital humain.

En effet l’une des inégalités les plus flagrantes concerne l’accès à la formation et notamment dans le supérieur. Sur la tranche d’âge des 30-34 ans, la part des diplômés de l’enseignement supérieur varie du simple au double d’une région à l’autre (près de 60 % pour l’Ile-de-France contre 28,3 % pour la Basse Normandie). Et pourtant les collèges ruraux et les lycées des villes moyennes n’ont pas à rougir des résultats et se placent globalement au-dessus de la moyenne nationale. Mais, voilà, en milieu rural, on choisit plutôt les filières courtes comme le CAP ou le BTS que les études universitaires, qui apparaissent comme un luxe que l’on ne peut pas se permettre, pour des raisons à la fois financières (le coût des études et du logement), mais aussi la crainte de ne pas être à la hauteur, de ne pas posséder les codes, de perdre son réseau de sociabilité. Et puis la décision de partir effectuer des études au loin se heurte à la perspective souvent définitive de ne pas revenir au pays. Un constat qui n’est pas nouveau, mais qui prend aujourd’hui toute son importance à l’heure du télétravail et des études à distance.

Les crises de l’agriculture (Revue l’éléphant, la revue de culture générale n°32)

Au -delà de l' »agribashing »,

une crise existentielle

L’agriculture française souffre d’un malaise économique, d’une démographie préoccupante et d’une réputation dégradée.

Au Nom de la terre, le film d’Edouard Bergeon, qui, s’inspirant de la tragédie familiale vécue par le réalisateur, raconte la descente aux enfers d’un agriculteur pris dans l’engrenage de l’endettement et l’épuisement au travail le menant au suicide, a rassemblé en salle près de deux millions de spectateurs. Un succès au box-office, qui vient après celui d’Hubert Charuel, avec Petit Paysan, sorti en 2018, et témoigne de la prise de conscience par la société de la crise existentielle qui frappe le monde agricole.

Certes la situation n’est pas nouvelle. Depuis des décennies, l’agriculture est en crise, sur fond d’exode rural persistant et de difficultés sectorielles récurrentes, mais aussi de cette lente dépossession économique, sociale, culturelle et de cette marginalisation démographique. Aucune autre profession n’a connu de telles mutations. Le bouleversement démographique étant le plus impressionnant. On recensait plus de 5 millions d’exploitations en 1950, il en reste moins de 450 000 aujourd’hui. Dans les années 1950, pour un agriculteur on comptait un actif dans l’industrie et un troisième dans les services. Aujourd’hui pour un actif agricole, 22 personnes travaillent dans le tertiaire. En 2018, les chefs d’exploitation ne représentaient que 1,8 % de la population active, contre plus de 30 % juste après la Seconde guerre mondiale.

Une situation d’autant plus mal ressentie qu’elle s’accompagne désormais d’un éclatement du secteur, avec d’un côté, l’émergence d’un modèle d’agriculture de firme obéissant à des logiques financières transnationales et sous-traitant souvent l’ensemble des travaux agricoles, – 12 % de exploitations céréalières sont aujourd’hui gérées par des tiers -, de l’autre, des formes d’agriculture alternatives (circuits courts, AMAP…) souvent menées par des acteurs non issus du monde agricole, et, en son cœur, une agriculture familiale souvent en difficulté qui s’interroge sur son sort. En 2017, 26 000 foyers agricoles bénéficiaient du RSA et 22 % des agriculteurs étaient sous le seuil de pauvreté. S’ajoute le fait que le monde agricole est devenu minoritaire dans les villages, avec parfois des épisodes clochemerlesques, de nouveaux résidents en mal de quiétude champêtre considérant les cloches des vaches et le chant du coq comme du tapage nocturne. Sans oublier l’opposition d’une frange importante de la population contre les épandages de pesticides et l’élevage industriel, que la FNSEA, le principal syndicat agricole, qualifie à tort d’agribashing. Ce mal-être paysan éparpillé s’exprime à travers de nombreux indicateurs. Retenons-en trois.

Désillusions européennes

D’abord le refus de l’Europe. Au début des années 1960, les agriculteurs, pionniers de la construction européenne, ont accepté que les prix agricoles soient fixés par Bruxelles. Mais, dès les années 1970, la machine s’est grippée, et depuis les années 1990, les réformes imposées par la mondialisation ont détricoté les mécanismes protecteurs de la PAC, libéralisant les marchés agricoles soumis aux fluctuations des cours mondiaux et mettant en concurrence les agricultures et les agriculteurs des différents Etats-Membres. La conséquence : l’adhésion enthousiaste des agriculteurs à la construction européenne s’est estompée, laissant la place aux désillusions. Ce qui se traduira notamment par le fait que les agriculteurs constituent la catégorie socioprofessionnelle qui a le plus voté contre la ratification du traité de Maastricht en 1992 puis celle du traité constitutionnel de 2005.

Ensuite, phénomène plus récent, le vote Rassemblement national qui ne cesse de croître au sein d’une population pourtant longtemps restée rétive au vote extrémiste. Lors des élections européennes de 2019, c’est plus du tiers des agriculteurs qui a voté pour la liste du Rassemblement national. Au-delà de la profession agricole, c’est une grande partie du monde rural qui exprime un déclassement à la fois social et territorial, avec des populations qui se précarisent et des territoires en déshérence. Dans certaines régions, notamment dans les Hauts de France et le Grand Est, le vote Rassemblement national des ruraux dépasse souvent les 50 %.

Enfin, plus tragique, ce taux de suicide qui, depuis plusieurs décennies, est nettement supérieur à celui des autres catégories socioprofessionnelles. Parmi ses causes, la crise économique, mais elle n’explique pas tout, selon le sociologue Nicolas Deffontaines, auteur d’une thèse sur le suicide des agriculteurs, qui ajoute d’autres raisons comme l’isolement social, le burn-out, les difficultés de transmission et une forte imbrication entre vie familiale et vie professionnelle.

Activité artisanale, marché mondial

Qui plus est, dans ce contexte de mal-être, l’agriculture apparaît à contre-courant des grandes évolutions actuelles. C’est une activité qui réclame du temps long dans un monde qui s’accélère de matière vertigineuse, où la recherche de la compétitivité dans une course aux coûts les plus bas passe par les délocalisations industrielles et une gestion en flux tendus. Dans l’agriculture, les marges de manœuvres sont étroites pour accélérer la production et se limitent à la sélection des plantes et des animaux reproducteurs, par les nouvelles technologies du vivant, notamment dans le domaine animal avec la génomique qui permet de connaître l’ADN d’un animal dès sa naissance. Mais il faut toujours neuf mois pour « fabriquer » un veau, trois ans pour un bœuf, six mois pour qu’un blé d’hiver soit moissonné et quelques années pour qu’un arbre fruitier produise ses fruits… !

C’est une activité productrice de biens essentiels, vitaux (notre alimentation) dans un monde où dominent les biens immatériels. Depuis des décennies, nos sociétés se sont complexifiées, au point que « l’emballage immatériel », qui entoure les produits de base, s’est accaparé la plus grande part de la valeur ajoutée. C’est particulièrement le cas dans le secteur agro-alimentaire, où les investissements immatériels, comme la publicité, la finance, le marketing… sont, depuis 1989, supérieurs aux investissements matériels au point de marginaliser la valeur du produit de base (la matière première agricole) au bénéfice de ces nouveaux services que l’économie moderne valorise beaucoup mieux à travers des métiers mieux reconnus. La pandémie du Covid-19 a mis en évidence ce paradoxe que plus un bien ou un service est essentiel, comme la santé ou la nourriture, moins il est reconnu par la société, notamment à l’aune de la rémunération des actifs de ces secteurs vitaux.

C’est une activité sédentaire dans un monde qui se nomadise de plus en plus, une activité intimement liée au vivant dans une économie de plus en plus virtuelle, une activité ancrée dans les territoires au sein d’un monde globalisé fonctionnant beaucoup en réseaux.

C’est aussi l’une des rares activités de dimension globalement artisanale et familiale à être directement confrontée au marché mondial, et prise en étau entre, en amont, des firmes multinationales de l’agrochimie ou du machinisme qui se comptent sur les doigts d’une main, et en aval, des coopératives de plus en plus grosses et à l’esprit plus vraiment mutualiste, une industrie agro-alimentaire qui se concentre de plus en plus, et surtout une grande distribution, qui ne cesse de capter à son profit la plus grande part de la valeur ajoutée.

C’est enfin une activité qui n’entre pas dans les schémas classiques de l’économie politique. « L’agriculture est une réalité sans théorie. Ni la théorie classique ni la théorie marxiste ne sont capables d’étudier la complexité de l’économie rurale », aimait à rappeler Louis Mallassis, l’un des grands spécialistes de l’économie rurale.

A la fois coupable et victime

Toutes ces évolutions bouleversent en profondeur notre rapport au vivant, au temps et à l’argent, aux territoires et aux paysages, notre relation à l’animal (le souci du bien-être animal, la réintroduction du loup ou de l’ours au détriment du pastoralisme) et nos comportements alimentaires (la baisse de la consommation de viande et le développement certes modeste d’une alimentation végétarienne voire végane) … Dans le même temps, l’agriculture s’impose au cœur des enjeux de société. Elle apparaît même comme un laboratoire de modernité, se situant au cœur des questions territoriales (avec un aménagement du territoire de plus en plus axé autour des métropoles), technologiques et éthiques (plantes transgéniques et clonage), culturelles (paysages et gastronomie), géopolitiques (de l’accaparement des terres notamment dans le tiers monde aux dérives spéculatives sur les marchés mondiaux de matières premières…), sociales et, bien sûr, environnementales… L’agriculture se situe sur la ligne de crête entre changement climatique, disponibilité des ressources en eau, déclin de la biodiversité et dégradation des sols, le tout intimement imbriqué.

Du fait du bouleversement climatique, l’agriculture est à la fois la victime (par l’impact sur les rendements des accidents climatiques), la coupable (elle émet 14 % des émissions de gaz à effet de serre) et la solution, car, comme le préconise la COP 21, une augmentation de 0,4 % par an du stock de carbone organique dans tous les sols de la planète permettrait de stopper l’augmentation de GES dans l’atmosphère. Ainsi la plantation de couverts végétaux sur des terres qui, autrefois, restaient, après les récoltes, nues une partie de l’année, permet d’absorber le CO2 en enfouissant ces plantes dans le sol.

Climat et eau forment un couple aux interrelations nombreuses et complexes. Et sans eau pas d’agriculture ! L’eau joue en effet un rôle fondamental pour assurer notre sécurité alimentaire. L’agriculture représente plus de 70 % de la consommation d’eau dans le monde et un Français consomme indirectement (l’empreinte eau) en moyenne près de 4 000 litres d’eau par jour rien que pour s’alimenter, sachant qu’il faut 500 litres pour produire un kilo de farine et 13 500 litres pour un kilo de viande de bœuf…

Quant au sol, un milieu de vie extraordinaire, il a longtemps été considéré comme simple support. Il est aujourd’hui dégradé tant physiquement, que chimiquement et biologiquement. Entre 1950 et 2020, les sols ont perdu la moitié de leur matière organique, (la partie du sol constituée d’organismes vivants et de matières résultant de leur première décomposition après leur mort, comme l’humus et le compost).

Dernier enjeu de taille, la biodiversité, avec plus 93 plantes alimentaires importantes qui sont pollinisées par les abeilles et autres insectes. Une étude de l’INRA, publié en 2009, estimait la contribution (à titre gratuit !) des pollinisateurs à 153 milliards d’euros (dont 2,8 milliards pour la France), soit 10 % de la valeur de production agricole mondiale. C’est dire dans ce contexte l’importance des abeilles et les craintes liées à leur déclin. A l’origine de cette régression, certaines pratiques agricoles comme l’arasage des haies, l’agrandissement des parcelles mais aussi la bétonisation croissante liée à l’urbanisation, qui ont pour conséquence la destruction des habitats des pollinisateurs. Autre cause, les pesticides qui, même à faibles doses, occasionnent des troubles de comportement.

Objet de controverses, les pesticides, symbolisés par le glyphosate, divisent la population, mais aussi la communauté scientifique et même le monde agricole. Pourtant, il va inéluctablement falloir apprendre à s’en passer, changer de modèle et inventer une nouvelle agronomie, beaucoup plus complexe, et une agriculture à la fois intensive, capable de nourrir d’ici 2050 plus de 9 milliards de Terriens, mais aussi décarbonée, plus respectueuse de l’environnement, plus économe et plus autonome, et plus résiliente au réchauffement climatique. Mais ce changement de modèle ne se fera pas d’un simple claquement de doigts. Il suppose de la pédagogie et va générer un coût supplémentaire pour le consommateur et le contribuable, trop habitués au bas prix de l’alimentation que permettait le modèle productiviste.

Mais il y va du devenir de la planète, de nos choix de société.  En effet de la manière dont on traitera la question agricole et alimentaire, tant au niveau local, que national ou mondial, dépendra notre type de civilisation. Car, comme le constatait l’ancien ministre de l’Agriculture du général de Gaulle, Edgard Pisani, dans Le vieil homme et la terre : « L’agriculture est plus que l’agriculture ».

Encadré : L’économie agricole française en chiffres

Avec 18 % de la production agricole européenne, la France demeure le premier producteur, mais est de plus en plus concurrencée sur les marchés extérieurs, et se classe (en 2017) au cinquième rang des exportateurs mondiaux de produits agricoles, derrière les Etats-Unis, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Brésil.

La population active agricole représente aujourd’hui 2,3 % de la population active totale. Si l’on prend en compte les actifs des IAA, de la sylviculture et de la pêche, elle atteint 5,5 % de la population active.

Depuis les années 1970, la productivité agricole a été multipliée par cinq mais l’évolution de la part de l’agriculture dans le PIB (produit intérieur brut) est passée de 4 % en 1980 à 1,5 % en 2018.

Si la taille des exploitations n’a pas cessé d’augmenter pour atteindre une moyenne de 61 hectares en 2018, l’endettement ne cesse de croître passant de 37 % du total des actifs en 2000 à 42 % en 2018.

Souveraineté alimentaire,

circuits courts et agriculture décarbonée,

les enjeux de demain

« Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie », déclarait le 12 mars 2020 Emmanuel Macron. Même si, en la circonstance, la chaîne alimentaire a plutôt bien fonctionné, la pandémie du Covid-19 nous interroge quant à nos modes de production agricole et de consommation alimentaire et notre souveraineté alimentaire.

Une étude, publiée en 2017 par le cabinet de conseil Utopies, constate que l’autonomie alimentaire des 100 plus grandes aires urbaines françaises s’élèverait à 2,1 % en moyenne. Ce qui signifie que, dans un périmètre allant jusqu’à 50 voire 100 kilomètres autour de ces agglomérations, seule 2 % de la production locale est consommée dans ce périmètre. Le reste, 98 %, est exporté. Ce qui, a contrario, veut dire que 98 % de la consommation alimentaire locale est importée de l’extérieur (hors périmètre), alors qu’une reconquête même partielle (de l’ordre de 10 à 15 % de la production locale (il serait inconcevable d’être totalement autonome !) permettrait de limiter les flux de transports, et donc l’empreinte carbone, de créer des emplois et de sécuriser la chaîne d’approvisionnement. D’autres études montrent que Paris ne dispose que de trois à quatre jours de réserves avec des produits alimentaires qui ont parcouru en moyenne 600 kilomètres. Une situation plus que problématique en cas de crises, qu’elles soient pandémiques, climatiques, énergétiques ou sociales, comme une grève des transports !

Plus globalement, malgré une balance commerciale agricole et alimentaire excédentaire mais qui a tendance à décrocher depuis le début des années 2000, nous dépendons de l’extérieur en amont de l’agriculture pour nos approvisionnements en engrais, en carburant, en matériel agricole. L’alimentation du bétail est un secteur très déficitaire avec de considérables importations de soja. Nous dépendons également des travailleurs saisonniers venus de l’étranger pour certaines activités comme les vendanges, la cueillette des fruits et légumes (850 000 contrats en 2014 dont 45 % en viticulture). Enfin certaines de nos filières ont presque totalement disparu, du fait de la concurrence d’autres pays, avec des charges moindres et des normes moins restrictives, même au sein des pays de l’Union européenne. Nous importons bon an mal 50 % de nos légumes et 60 % de nos fruits.

Du champ voisin à l’assiette

De quoi interpeller le consommateur quant à notre souveraineté alimentaire, notamment en cas de crise. Qui plus est l’alimentation est devenue un sujet de société, et l’opinion publique est très sensible au lien entre nourriture et santé. Dans les années 1970, l’affaire du veau aux hormones avait déstabilisé les consommateurs, mais c’est surtout après le tragique épisode de la vache folle à la fin des années 1990, que la société était ébranlée par le manque de transparence quant à l’origine des produits alimentaires. C’est d’ailleurs en 2001, à la suite du scandale de la vache folle, que se crée à Aubagne la première AMAP (Association pour le maintien d’une Agriculture Paysanne), inspirée des teikei, initiés dans les années 1950 par des mères de famille japonaises à la suite de problèmes sanitaires pour rapprocher producteurs et consommateurs et développer l’approvisionnement de proximité. Les adhérents des AMAP s’engagent par contrat, sur une période donnée à acheter la production d’un fermier généralement sous la forme de panier hebdomadaire de produits de saison respectant la charte de l’Agriculture paysanne. On compte aujourd’hui environ 3 000 AMAP qui travaillent avec plus 4 000 producteurs et ravitaillent plus de 70 000 familles.

Depuis, plus ou moins dans le même esprit, d’autres initiatives ont émergé, comme le développement des ventes à la ferme ou la création de magasins de producteurs. Des start-ups ont flairé l’air du temps, comme la Ruche qui dit oui ! qui met en relation 5 000 producteurs et 140 000 clients dans plusieurs pays européens. Des consommateurs, parfois soutenus par des collectivités territoriales, ont mis en place des épiceries participatives et des coopératives de consommation. Sans oublier bien sûr les marchés forains qui existent depuis le Moyen-Age. Aujourd’hui environ 100 000 exploitations fournissent au moins une partie de leur production en circuit court. La plupart commercialise des produits conventionnels, puisque seul 10 % du bio est vendu en circuit court.

Pourtant le bio a connu un développement spectaculaire ces dernières années. Depuis 2012, la production française a doublé. En 2018, l’agriculture biologique représentait 7,5 % de la superficie agricole française, 9,5 % des exploitations et 14 % des emplois agricoles. La France semblait rattraper son retard, car pendant très longtemps l’agriculture biologique a eu du mal à s’intégrer dans la culture cartésienne française. Certes, dans le sillage de mai 1968, des néoruraux ont joué un rôle pionnier mais marginal. L’élan ne sera donné qu’à partir des années 1980, par des associations comme Nature et Progrès et la Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique. La France sera alors le premier pays à se doter d’un cadre législatif en 1981 sur l’agriculture biologique, qui inspirera, dix ans plus tard, la réglementation européenne.

Depuis des expérimentations ont été menés, mêlant savoir-faire traditionnels et technologies nouvelles autour de thèmes comme l’équilibre élevage-cultures, la rotation des cultures, le compostage pour faire revivre le sol, de la litière végétale pour éviter le labour, l’agroforesterie qui permet d’associer culture et arboriculture, l’association de plantes complémentaires, ainsi une légumineuse qui fixe l’azote de l’air avec une plante ayant un enracinement plus profond… Toutes techniques qui permettent de décarboner l’agriculture. On a découvert que la nature n’obéit pas seulement à la « loi de la jungle », mais sait développer des solidarités et des symbioses. L’enjeu est de faire en sorte que la nature fasse gratuitement ou presque ce que la chimie réalise de manière très coûteuse.

En d’autres termes, travailler avec plutôt que contre la nature. C’est ainsi que les concepteurs de la permaculture, deux Australiens, Bill Mollison et David Holmgren, caractérisent la permaculture. Celle-ci s’appuie sur une éthique autour d’un triptyque : prendre soin de la nature, prendre soin de l’humanité et créer l’abondance pour redistribuer le surplus.

Le rôle précurseur des jardiniers dans l’élaboration d’une agriculture durable et d’une agronomie nouvelle plus complexe, liant techniques agricoles et sciences environnementales, s’impose désormais. Un phénomène qui n’est pas nouveau ! Déjà, en 1600, l’agronome Olivier de Serres écrivait dans Théâtre d’agriculture et mesnage des champs : « Le jardinier est appelé l’orfèvre de la terre parce que le jardinier surpasse le laboureur comme l’orfèvre le simple forgeron ».

Encadré : L’agriculture urbaine

Alphonse Allais voulait amener les villes à la campagne. C’est désormais la campagne qui s’invite à la ville. Phénomène de société ? Rêve de bobos ? Toujours est-il que le maraîchage urbain est dans l’air du temps.  Les projets se multiplient dans les grandes villes occidentales, même si l’agriculture urbaine est d’abord le fait des pays en développement, où elle assure la grande partie de l’approvisionnement en produits frais. Selon la FAO, 810 millions de personnes dans le monde s’adonnaient en 2013 à l’agriculture urbaine. Le phénomène n’est pas nouveau, à l’exemple du quartier du Marais à Paris. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, 8500 maraîchers produisaient sur 1 400 hectares (le sixième de la superficie de Paris), 100 000 tonnes de légumes destinés aux 2 millions de Parisiens, l’excédent étant exporté vers l’Angleterre. Quant aux jardins ouvriers, lancés par l’abbé Lemire au début du XXème siècle pour notamment éloigner les ouvriers des cafés, ils ont donné un air de campagne aux villes. Dans Paris intramuros sur une centaine hectares de toits ou de murs végétalisés, trente sont consacrés à l’agriculture. Paris possède la plus grande ferme urbaine hydroponique au monde sur les 14 000 m2 de toits du Parc des expositions. Elle produit une vingtaine de variétés, des tomates noires de Crimée aux fraises charlotte… Dans les grandes métropoles occidentales, l’agriculture urbaine, marginale en termes d’approvisionnement, est avant tout un enjeu éducatif et un facteur de lien social, tandis que, paradoxalement, le lien social a tendance à se déliter dans bien des villages.

Encadré : Le gaspillage alimentaire

En 2016, l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) chiffrait notre gaspillage alimentaire à 10 millions de tonnes par an, correspondant à 18 milliards de repas jetés à la poubelle (à titre de comparaison les Restos du cœur en distribuent bon an mal an près de 150 millions). Ce gaspillage correspond à 108 € par personne et par an, soit 16 milliards d’euros pour la France. A tous les stades, l’on gaspille : à la production (32 %), à la transformation (21 %), à la distribution (14 %) et à la consommation (33 %). Ainsi chaque consommateur jette à la poubelle 30 kilos d’aliments par an, dont 7 kilos qui sont encore emballés.

Les chiffres au niveau mondial sont encore plus sidérants. Selon les Nations Unies, un tiers de la production agricole, soit 1,3 milliard de tonnes de nourriture, est gaspillé. Cela représente en tonnage, deux fois la production mondiale de blé et trois fois celle de riz. En réduisant même modestement ce gaspillage, on pourrait nourrir convenablement les 900 millions d’habitants de la planète qui ne mangent pas à leur faim. Pour la plupart, paradoxalement, des travailleurs de la terre !

Compléments

Les 4 points essentiels du dossier

  • L’agriculture a connu depuis six décennies une mutation considérable : le nombre d’exploitations est passé de plus de 5 millions à 450 000, et la productivité a augmenté considérablement.
  • Le monde agricole connaît aujourd’hui une crise existentielle, ce dont témoigne un taux de suicide élevé, mais supporte mal les critiques du modèle productiviste, qui génère des effets néfastes sur l’environnement et la santé publique (pollution des eaux, déclin de la biodiversité, effets nocifs des pesticides et des nitrates…)
  • L’agriculture se situe au cœur des enjeux de société, et particulièrement environnementaux : changement climatique, dégradation des ressources en eau et des sols, biodiversité.
  • De nouvelles formes d’agriculture émergent plus respectueuses de l’environnement (circuits courts, AMAP, agriculture bio, permaculture, agriculture urbaine…) permettant de renouer les liens avec la société.

Prolonger le dossier avec :

Vidéos

Les moissons du futur de Marie-Monique Robin. Un tour de monde de l’agroécologie pour découvrir un autre modèle agricole. ARTE TV – 2013.

Sans Adieu de Christophe Agou. Un documentaire poignant sur un monde en voie d’extinction, les paysans du Forez qui luttent pour leur survie. Blaq out – 2019.

L’auteur vous conseille :

Deux livres anciens mais prémonitoires.

Henri Mendras – La fin des paysans – Babel Actes Sud. Un classique, publié en 1967 et qui suscitera à l’époque bien des polémiques. L’auteur, le plus éminent sociologue français du monde rural, y analyse la fin d’une civilisation millénaire et d’un mode de vie paysan, et l’arrivée d’agriculteurs-producteurs obéissant aux règles du marché et de la technique.

Rachel L. Carson – Le Printemps silencieux – Le livre de poche – 1968. Ce livre devenu un best-seller a fait l’effet d’une bombe lors de sa parution en 1962 aux Etats-Unis. L’auteure, biologiste et vulgarisatrice hors-pair, y dénonce les effets nocifs des pesticides. C’est après avoir lu cet ouvrage que le président Kennedy décidera de l’interdiction du DDT aux Etats-Unis.

L’anecdote 

Le parcours de René Dumont (1904-2001)témoigne des grandes mutations de l’agriculture des dernières décennies. Professeur d’agriculture comparée à l’Institut National Agronomique Paris-Grignon (devenu depuis AgroParisTech), il a été au lendemain de la Seconde guerre mondiale, l’un des modernisateurs de l’agriculture française, inventant notamment la révolution fourragère et défendant une agriculture productiviste au Commissariat au Plan de Jean Monnet. Par la suite, ce tiers-mondiste convaincu va parcourir la planète, conseillant bon nombre de gouvernements de pays en développement. Et puis, au début des années 1970, après avoir lu le rapport du Club de Rome Halte à la croissance, il se convertit à l’écologie et sera le premier candidat écologiste lors des élections présidentielles de 1974. S’il ne recueille que 1,32 % des suffrages, cette campagne marque le point de départ de l’émergence des idées écologistes dans la vie politique française. Qu’un agronome en soit l’un des pionniers n’est pas anodin !

Comment les villes ont vaincu la famine ? (Revue belge Dérivations pour le débat urbain N°7 Effondrement ou limites ?- mars 2021)

La sécurité alimentaire des villes européennes amorcée au 19ème siècle ne sera véritablement acquise qu’au milieu du 20ème siècle, 12 000 ans après l’établissement des premières sociétés agraires. Auparavant les villes (comme les campagnes) devaient composer avec des périodes fréquentes de disette, voire parfois d’épouvantables famines.

En inventant l’agriculture, les premières communautés de chasseurs cueilleurs sédentarisés du Croissant fertile au Proche-Orient n’ont pas choisi, il y a 12 000 ans, la solution de facilité ni la sécurité alimentaire. D’ailleurs les études archéologiques ont montré que ces premiers agriculteurs étaient plus carencés et bien plus chétifs et fragiles que les chasseurs cueilleurs vivants à la même époque. La révolution néolithique avec la sédentarité et la domestication des plantes et des animaux a certes permis d’accroître la ressource alimentaire, mais elle a aussi eu pour conséquence un accroissement de la population, avec un taux de fécondité nettement plus élevé pour les femmes sédentarisées que les femmes nomades. Si bien que, pendant des millénaires, l’équilibre entre ressources alimentaires et population, ce fameux « ciseau malthusien », va demeurer fragile et instable.

Quasiment jusqu’au XIXème siècle, les Européens devront s’adapter à ces pénuries chroniques et accepter comme impuissants cette précarité alimentaire, qui perdure aujourd’hui encore en bien d’autres régions du monde. « Des siècles durant, écrit l’historien Fernand Braudel dans Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme – Les structures du quotidien, la famine revient avec une telle insistance qu’elle s’incorpore au régime biologique des hommes, elle est une structure de leur vie quotidienne. Chertés et pénuries sont, en fait, continuelles, familières même en Europe, cependant privilégiée ». Une étude réalisée au XVIIIème estimait le nombre de famines générales en France à 10 au Xème siècle, 26 au XIe, 2 au XIIe, 4 au XIVe, 7 au XVe, 13 au XVIe, 11 au XVIIe et 16 au XVIIIe. Sans compter la multitude de disettes et de famines locales. Fernand Braudel cite une étude réalisée sur la région de Florence qui, de 1371 à 1791, a connu 111 années de disettes contre seulement 16 années de très bonnes récoltes.

La famine rôde dès le VIème siècle, après la désagrégation de l’empire romain sur fond de déclin de l’agriculture, de dépeuplement des campagnes, de guerres et troubles diverses, d’accidents climatiques, d’épizooties et de maladies. Grégoire de Tours raconte qu’en 584 les paysans sont contraints de fabriquer leur pain avec des pépins de raisin, des fleurs de noisetier ou des racines de fougères, réduites en poudre et mélangées à un peu de farine. Un peu plus de quatre siècles plus tard, un autre chroniqueur, Raoul Glaber écrit à propos de la famine de 1032 : « Quand on eut mangé les bêtes sauvages et les oiseaux, les hommes se mirent, sous l’emprise d’une faim dévorante, à ramasser pour les manger toutes sortes de charognes et de choses horribles à dire… »

Tensions entre villes et campagnes

Il faudra attendre la révolution agricole du Moyen Age, avec l’invention de la charrue lourde, le développement, quoi que limité à certaines régions, du cheval de trait et de l’assolement triennal, la généralisation des moulins, et un outillage de plus en plus en fer. Ce développement agricole va permettre l’essor urbain. A la fin du Moyen-Age, la ville, qui ne représente que 10 % de la population, donne le la dans tous les domaines, impose normes et culture, devient un lieu de pouvoir grandissant. S’affirme aussi l’opposition entre deux modèles alimentaires qui perdurera pendant des siècles dans la culture européenne. « L’opposition ville-campagne, écrit l’historien Massimo Montanari dans La faim et l’abondance – Histoire de l’alimentation en Europe, reste de toute manière – et elle le restera longtemps – l’une des clés fondamentales de la distribution sociale de la nourriture. » L’émergence des bonnes manières, la folie des épices et une nourriture raffinée pour les catégories aisées des villes. Des aliments communs et grossiers, à base de bouillies et de céréales secondaires pour les paysans. Malgré tout, les trois siècles de prospérité qui vont suivre permettront d’améliorer le quotidien du peuple.

Mais au début du XIVème siècle, l’Europe est surpeuplée. La mise en valeur de nouvelles terres moins fertiles n’a pas permis de répondre à la croissance démographique. La moisson de 1315 est catastrophique, celle de 1316 l’est aussi, du fait du climat. En Angleterre, le prix du blé est multiplié par 4 en 1315 puis par 8 en 1316. A Ypres, de mai à octobre 1316, on recense près de 3 000 morts pour une population de 30 000 habitants. A Bruges, 5 % de la population décède. Des émeutes de subsistance éclatent à Verdun, Metz, Provins, Magdebourg, puis dix ans plus tard dans les Flandres.

L’assistance se limite à l’action des ordres religieux, les Etats royaux n’ont pas encore instaurer de politique d’assistance face aux disettes et famines. La nouveauté, c’est la mobilisation des villes. Certaines municipalités achètent (voire importent) et stockent du blé, dès que s’annonce une mauvaise récolte. Stocks qu’elles revendront à un prix accessible en cas de pénurie. Dans certaines villes, on distribue du blé aux boulangers ou aux particuliers qui produisent eux-mêmes leurs pains. Ce qui aggrave les tensions entre citadins et paysans.

Si, dans les temps plus anciens, le monde paysan a pu éviter les famines en laissant les cochons se nourrir de glands dans les forêts et en utilisant les terres incultes pour faire paître les moutons, l’appropriation par les seigneurs des droits d’usage des forêts et des landes limite l’accès à ces ressources, vitales en temps de pénurie. Si bien qu’en situation de crise, les citadins bénéficient grâce aux politiques annonaires des villes d’une meilleure protection, d’autant plus que la cité est riche et puissante politiquement. Quant aux paysans, qui vivent le plus souvent sous la dépendance des seigneurs, des marchands et des villes, ils ne disposent pas de réserves et, paradoxalement, vont souffrir beaucoup plus que les citadins des disettes et famines. D’où la tendance, en situation de pénurie, à refluer vers les villes pour y mendier avec les plus pauvres des citadins. Ce que n’apprécie guère la bourgeoisie et les autorités qui craignent émeutes et révoltes. Les pauvres seront mis hors d’état de nuire, rejetés, plus tard dirigés vers les maisons pour pauvres ou les hôpitaux…

La servitude du blé

Dans la Genèse, Pharaon rêve de sept vaches grasses et des sept vaches maigres, symbolisant sept années d’abondance et sept années de famine. Cette référence à l’animal paradoxale, alors que les céréales seront largement dominantes dans l’alimentation des Européens jusqu’à la seconde moitié du 20ème siècle, à l’exception de certaines périodes entre 1350 et 1550 fortement carnivore. Le blé est une plante de civilisation, comme ses sœurs le riz et le maïs. Souvent tyrannique le blé peut générer l’abondance ou la pénurie, le bonheur ou la misère, la prospérité ou la famine, la vie ou la mort. « Le bled qui nourrit l’homme a été en même temps son bourreau », écrit Louis-Sébastien Mercier, écrivain des Lumières. Pendant des siècles, le blé va représenter les trois quarts des calories consommées par les Européens. Le blé est la moins onéreuse des nourritures (au milieu du XVIIIème siècle, il est encore onze fois moins cher que la viande de boucherie, 6,5 fois que le poisson de mer et 6 fois moins que les œufs). Mais le blé est source de nombreuses contraintes et servitudes : il suppose une fumure riche qui manque et l’on ne peut cultiver le blé deux années de suite sur un même champ. Il est très sensible aux excès du climat. Ses rendements sont modestes : de l’ordre de 5 grains récoltés pendant des siècles pour un grain mis en terre. Et si l’on tient compte des pertes et de la semence, le rapport passe de 3 à 1. Si bien que le moindre accident climatique entraîne un déséquilibre et ce cercle vicieux : chute de la production, spéculation, cherté, disettes, famines et épidémies. Car la famine, affaiblissant la résistance des individus, favorise le développement des épidémies. C’est ainsi que la grande famine de 1315 offre un terrain favorable à l’épidémie de peste de 1348, qui sera à l’origine de le mort de plus du tiers de la population européenne. Plus tard, typhus, dysenteries, fièvres diverses vont proliférer du fait de la sous-alimentation.

L’une des premières mesures étatiques prises en France sera le fait de Louis XI qui interdit en 1482 la constitution de stocks de céréales et d’exporter le blé hors du Royaume. Il organise la libre circulation des grains entre zones excédentaires et régions déficitaires. Les grandes mesures étatiques viendront plus tard, à partir du règne d’Henri IV. Dès lors, ce n’est plus la revanche de Dieu ou les excès du climat mais le roi qui sera tenu pour responsable, en cas de famines. Plus tard le blé s’incrustera au cœur de l’économie politique naissante : de De Boisguillebert, qui, dans son Traité des grains (1707) met en évidence les deux faces du blé que sont la valeur d’usage et la valeur d’échange, à Jean Fourastié, qui, dans Les Trente Glorieuses (1979) constate qu’il est l’élément majeur de la grande métamorphose de l’humanité occidentale. En toile de fond, il y a cette opposition récurrente dans l’histoire qui va opposer les libéraux, dont le contrôleur général des finances de Louis XVI, Turgot qui sera l’un des premiers à mettre en place ces théories du « laissez-faire, laisser-aller » et cette politique libérale qui débouchera sur la guerre des farines, aux « colbertistes » dont Jacques Necker, qui succédera à Turgot au poste de contrôleur général des finances et, pour qui, il faut avant tout sécuriser les approvisionnements à des prix raisonnables pour éviter les révoltes populaires, est l’un des contempteurs.

Tout au long des siècles, cette opposition va perdurer. D’un côté, celle qui des Gracques sous l’empire romain aux défenseurs contemporains de la souveraineté alimentaire, en passant par les artisans du New-deal de Roosevelt et les fondateurs de la PAC, considèrent que le blé est un bien de subsistance, privilégient l’approvisionnement à bon marché et la protection du marché intérieur. L’autre conception est celle des tenants du libéralisme, qui des physiocrates aux dirigeants actuels de l’Europe, considèrent que seul le marché est à même de résoudre les problèmes.

Au-delà de la céréale, c’est le triptyque blé, farine, pain qui structure l’organisation sociale et politique, comme l’écrit Steven L. Kaplan, historien américain et grand spécialiste du pain français, dans Pour le pain : « « Le pain, le peuple, le pouvoir, c’est le triangle éternel, site du vrai mystère de la vie publique, disait Napoléon. Le pain, c’est l’ordre quotidien, c’est la stabilité sociale, c’est la légitimité politique, c’est le paradigme pour des relations entre Etat et Société ».

Vers un changement de régime alimentaire

A partir du XVIIIème siècle, les famines vont se raréfier puis disparaître en Europe. La révolution agricole amorcée dès la fin du XVIIIème siècle, avec l’arrivée de nouvelles productions comme la pomme de terre et le maïs, longtemps confinées dans les jardins, même si, jusqu’à la fin du XIXème siècle, les céréales vont demeurer prépondérantes dans le régime alimentaire des Européens. L’invention et la spécialisation des races notamment bovines, l’émergence de la zootechnie, les débuts de la médecine vétérinaire bouleversent l’élevage. Les progrès dans les méthodes de conservation (l’appertisation), et la fabrication du froid favorisent le développement du commerce international, qui profite de la baisse du coût du transport maritime et du développement du chemin de fer. Par ailleurs l’agriculture devient de plus en plus un fournisseur de matières premières pour l’industrie alimentaire. Tant et si bien qu’au XIXème siècle, s’amorce une modification du régime alimentaire avec le remplacement progressif d’un régime fondé essentiellement sur les céréales à une nourriture de plus en plus portée sur les protéines et les graisses animales qui connaîtra son apogée au cours de la deuxième moitié du XXème siècle.

Ne plus se soucier de la nourriture du lendemain !

Il n’y a plus que les guerres pour rappeler que la sécurité alimentaire n’est jamais acquise. Au cours de la Première guerre mondiale, l’Allemagne a connu une famine liée au blocus des Britanniques en 1916-1917. Lors de la Seconde guerre mondiale, une chute de la production agricole et les réquisitions allemandes, (20 à 30 % de la production agricole française part outre-Rhin), imposent une gestion de la pénurie avec l’instauration de tickets de rationnement. Ceux-ci ne fournissent que 1 300 à 1 500 calories par jour, alors qu’il en faudrait 2 000 à 3 000, alimentant ainsi un marché noir qui fait dire à Jean-Paul Sartre : « Les paysans tenaient la dragée haute aux habitants des villes ; ceux-ci en retour les accusant d’alimenter le marché noir et d’affamer les populations urbaines. » Il faut attendre l’année 1949 pour voir disparaître complètement les tickets de rationnement sur le pain et se procurer des produits laitiers en vente libre. Entre temps, en 1947, les récoltes furent très mauvaises et la France dut importer d’Amérique la moitié de sa production annuelle, grâce au Plan Marshall.

Pour Sicco Mansholt, ministre de l’Agriculture chargé du ravitaillement en 1945 aux Pays-Bas, la situation était terrible : « Pendant l’occupation des nazis, après la guerre et un hiver très, très froid, il y avait la famine, surtout dans les grandes villes. Ces gens mangeaient des betteraves à sucre, des oignons de fleurs et de tout… Chaque jour des dizaines de personnes venaient demander de la nourriture, ma femme n’en avait plus, même pour les enfants ». Ce qui expliquera la priorité donnée à une agriculture productiviste, dans le cadre de la PAC (Politique agricole commune), dont il fut le principal artisan en tant que commissaire européen. Il s’agit alors de fournir aux consommateurs du Marché commun une nourriture abondante et pas chère.

A partir des années 1950, les progrès dans l’agriculture sont faramineux. Les rendements céréaliers passent de 25 à 75 quintaux par hectare en moyenne, et atteignent parfois 100 quintaux dans les années 1990. Mais, très vite, apparaissent les excédents. Du trop peu, on passe en quelques décennies au trop plein, ce qui posait d’autres problèmes comme la gestion des excédents, casse-tête d’une génération de fonctionnaires de la Commission européenne, nous faisant presque oublier l’essentiel, à savoir le fait que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des populations n’ont plus à se soucier de la nourriture du lendemain.

Les modèles alimentaires s’uniformisent, se déconnectent des territoires et se moquent des saisons. Le modèle urbain d’alimentation impose ses normes. Au cours des trente glorieuses, on ne gagnera plus son pain, mais son bifteck. Depuis la consommation de viande rouge ne cesse de baisser avec un renversement total du rapport à la nourriture. Désormais le danger de l’excès de nourriture (maladies cardio-vasculaires, obésité…) a remplacé la peur de la faim. Malbouffe au Nord, malnutrition au Sud… ainsi se résume la géopolitique alimentaire du monde…

Des famines plus politiques

Pour autant durant ces « trente glorieuses », si les Européens gouttent aux joies de la consommation de masse, le problème de la faim dans le monde prédomine. Un habitant de la Terre sur trois ne mangent pas à sa faim. « Il y a actuellement plus d’hommes qui ont faim qu’il n’y en a eu dans toute l’histoire de l’humanité », déclare à l’époque le directeur général de la FAO. Dans les années 1960, au conflit Ouest/Est, marqué par la guerre froide s’ajoute l’opposition Nord/Sud, notamment autour de l’échange inégal. Paul VI publie une encyclique marquante sur les problèmes de développement Populorum Progressio. L’agronome René Dumont dénonce le manque d’intérêt des élites africaines pour l’agriculture dans son best-seller L’Afrique noire est mal partie, tandis que Paul Ehrlich publie La bombe P (P comme population). Les perspectives démographiques au niveau mondial suscitent en effet bien des inquiétudes.

La réponse à ce défi, certains agronomes pensent la trouver dans cette révolution verte, initiée notamment par Norman Borlaug, un spécialiste de la pathologie des plantes, et soutenue par les grandes fondations américaines, qui propose aux économies rurales des pays en développement, des technologies sophistiquées (semences sélectionnées à haut rendement), mais très coûteuses car elles supposent le développement du machinisme, de la chimie (engrais, produits phytosanitaires…), de l’irrigation. Ce qui, finalement, ne profitera qu’à une minorité d’agriculteurs, les plus aisés.

Dans le même temps, un regard nouveau s’impose sur les famines. Josué de Castro, médecin brésilien qui sera le premier président de la FAO, met en avant les responsabilités de l’homme et des sociétés humaines : « La vérité, écrit-il dans Géographie de la faim, est que la faim n’est pas un phénomène naturel, mais un phénomène social, un produit de l’action des hommes qui se reflète dans les institutions. » Les analyses de l’économiste Amartya Sen, qui a vécu en 1943 la famine au Bengale, alors qu’il avait dix ans, vont dans le même sens. Le prix Nobel d’Economie de 1998 estime que le déclenchement des famines n’est pas forcément la conséquence directe d’un manque d’aliments à la suite d’une mauvaise récolte, mais dépend davantage des conditions politiques de la spéculation. « Les famines sont le produit de la géopolitique, la malnutrition du sous-développement », estime la géographe Sylvie Brunel dans Nourrir le monde.

De la famine en Ukraine en 1932 qui fera 5 millions de morts au Grand bond en avant de Mao, en 1962 qui fera plus de 15 millions de victimes…, les famines sont en grande partie politiques. Du Biafra, en 1968, au Yémen aujourd’hui, en passant par le Soudan, la Somalie, la Corée du Nord, l’Ethiopie, le Darfour… les conflits sont sous-jacents. Ce qui ne facilite guère l’aide alimentaire d’urgence, qui s’est institutionnalisée, les agences d’aide et les ONG n’ayant pas toujours accès aux populations. L’aide est souvent un outil de contrôle, et la famine, une instrumentalisation politique.

Les émeutes de la faim de 2008 dans une trentaine de pays ont montré l’actualité de la faim, et témoignent de bien des points communs avec les famines du passé : la démographie, le manque de stocks, la spéculation sur les prix, la rumeur, hier la part des terres arables en jachère, aujourd’hui la concurrence des agrocarburants, et le développement d’une alimentation carnée (70 % des céréales sont aujourd’hui destinées à l’alimentation animale), la récurrence des accidents météorologiques, aggravée aujourd’hui par le changement climatique, la corruption des élites politiques et administratives.

Pourtant les famines ne devraient plus exister. Le monde produit suffisamment pour nourrir la planète. « Il faut 200 kilos de céréales par habitant et par an, or on en produit 330 », estime Marc Dufumier, ancien professeur d’agriculture comparée à AgroParisTech. Mais le problème n’est pas résolu pour autant. Il faut en assurer la distribution, la repartir le plus équitablement possible et permettre aux plus pauvres d’accéder à la nourriture en leur assurant un pouvoir d’achat. Et ce n’est pas le plus simple.

Depuis des décennies, le même nombre de victimes de la faim, chiffré entre 850 000 et un milliard, ne bouge pas même si en proportion, il baisse du fait de l’augmentation de la population. Paradoxalement, ces victimes de la faim sont pour les trois quarts des hommes de la terre, paysans pauvres, paysans sans terre, ouvriers agricoles, parfois forcés pour survivre à l’exode vers les villes ou les ports, là où arrivent l’aide humanitaire ou les excédents bradés des pays riches. Souvent, ils s’adonnent à l’agriculture urbaine pour sortir de la misère.

L’agriculture urbaine, au Sud et au Nord

La FAO estimait qu’environ 800 millions de personnes dans le monde s’adonnaient à l’agriculture urbaine. Souvent une nécessité vitale car source de revenus directs pour des populations parmi les plus précaires. La production des villes a même représenté 20 % de la production agricole mondiale dans les années 1990. Aujourd’hui certains estiment qu’elle ne dépasse pas 3 %. Si l’agriculture urbaine a tendance à perdre de son importance dans les pays du Sud, elle est désormais à la mode dans les pays du Nord, dont les habitants se préoccupent désormais plus d’environnement, de qualité de vie, de sécurité des aliments…

Alphonse Allais voulait amener les villes à la campagne. C’est désormais la campagne qui s’invite à la ville. Phénomène de société ? Rêve de bobos ? Toujours est-il que le maraîchage urbain est dans l’air du temps.  Les projets se multiplient dans les grandes métropoles occidentales, (fermes verticales à très hautes technologies, potagers dans les parcs publics, aquaponie…) Le phénomène n’est pas nouveau, à l’exemple du quartier du Marais à Paris. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, 8 500 maraîchers produisaient sur 1 400 hectares (le sixième de la superficie de Paris), 100 000 tonnes de légumes destinés aux 2 millions de Parisiens, l’excédent étant exporté vers l’Angleterre. Quant aux jardins ouvriers, – lancés par l’abbé Lemire, à la fois pionnier du catholicisme social, député-maire d’Hazebrouck, et initiateur de nombreuses réformes sociales à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, pour notamment éloigner les ouvriers des cafés -, ils ont donné un air de campagne aux villes.

Aujourd’hui dans Paris intramuros, sur une centaine d’hectares de toits ou de murs végétalisés, trente sont consacrés à l’agriculture. Paris possède la plus grande ferme urbaine hydroponique au monde sur les 14 000 m2 de toits du Parc des expositions. Elle produit une vingtaine de variétés de fruits et de légumes : des tomates noires de Crimée aux fraises charlotte…

Dans les grandes métropoles occidentales, l’agriculture urbaine, marginale en termes d’approvisionnement, – elle ne peut être qu’un complément alimentaire, car orientée essentiellement vers le maraîchage -, est avant tout un enjeu éducatif, notamment pour les jeunes générations et un créateur de lien social voire de convivialité. L’agriculture urbaine ne pourra contribuer qu’à la marge à cette insécurité alimentaire qui caractérise des grandes métropoles aujourd’hui.

L’autonomie alimentaire des villes, aujourd’hui

« Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie », déclarait le 12 mars 2020 Emmanuel Macron. Même si, en la circonstance, la chaîne alimentaire a plutôt bien fonctionné, la pandémie du Covid-19 nous interroge quant à nos modes de production agricole et de consommation alimentaire et notre souveraineté alimentaire.

Une étude, publiée en 2017 par le cabinet de conseil Utopies, constate que l’autonomie alimentaire des 100 plus grandes aires urbaines françaises s’élèverait à 2,1 % en moyenne. Ce qui signifie que, dans un périmètre allant jusqu’à 50 voire 100 kilomètres autour de ces agglomérations, seule 2 % de la production locale est consommée dans ce périmètre, ce qui signifie que chaque habitant de ces villes ne dépense qu’environ 15 € par an en production locale. Le reste, 98 %, est exporté. Ce qui, a contrario, veut dire que 98 % de la consommation alimentaire locale est importée de l’extérieur (hors périmètre), alors qu’une reconquête même partielle (de l’ordre de 10 à 15 % de la production locale (il serait inconcevable d’être totalement autonome !) permettrait de limiter les flux de transports, et donc l’empreinte carbone, de créer des emplois et de sécuriser la chaîne d’approvisionnement.

D’autres études montrent que Paris et Londres ne disposent que de trois à quatre jours de réserves avec des produits alimentaires qui ont parcouru en moyenne 600 kilomètres, mais souvent beaucoup plus si l’on y intègre tous les composants. Une situation plus que problématique en cas de crises, qu’elles soient pandémiques, climatiques, énergétiques ou sociales, comme une grève des transports !

Denis Lefèvre

L’agriculture refait salon

C’est une première : une semaine de l’agriculture sans salon ! Au moins échappe-t-on aux défilés ennuyeux des politiques dans les allées surpeuplées du Parc des Expositions, retransmis presque en continu par les chaines d’information. A défaut de salon, le rendez-vous médiatique avec les campagnes est bien présent et plutôt de qualité, à l’image de ce documentaire d’Agnès Poirier et de Fabien Béziat, Nous Paysans, à l’écriture si peaufinée, qui, la semaine dernière, a attiré plus de 5 millions de téléspectateurs sur France 2. Ce qui tend à prouver un réel intérêt de la part de la société pour les choses de la terre, dans le sillage des succès au box-office de Petit Paysan et d’Au nom de la terre, et de la reconnaissance de romans comme Nature Humaine de Serge Joncour et Histoire du fils de Marie-Hélène Lafon, respectivement Prix Médicis et Prix Renaudot en 2020.

Il fut un temps, pas si lointain, où proposer un manuscrit traitant des questions agricoles à des éditeurs grand public était rejeté au prétexte qu’il ne trouverait pas son public. Même attitude dans l’audiovisuel ou la presse grand public ! Pendant des années, certains milieux intellectuels ont méprisé tout ce qui touchait à la vie des hommes et femmes de la terre, considérant ces thèmes comme passéistes, voire ringards.

Les temps semblent changer. Les crises environnementales, confirmées par la pandémie, ont bouleversé nos repères, montré la fragilité de nos sociétés et de leur approvisionnement, changé notre rapport à la nature, au vivant, aux territoires. L’opinion découvre ainsi que l’agriculture est plus que l’agriculture, comme en témoignait Edgard Pisani dans Le vieil homme et la terre, et qu’elle se situe au cœur des grandes fractures sociétales : enjeux géopolitiques (un art du local dans un monde globalisé), économiques (mondialisation), territoriaux (métropoles et campagnes), culturels (paysages, gastronomie, sécurité alimentaire) … Plus que jamais, l’agriculture s’impose comme un enjeu de société.

Jean-Claude Carrière, le paysan

Le scénariste et écrivain, Jean-Claude Carrière, décédé la semaine dernière, avait vécu son enfance au sein d’une famille de viticulteurs dans l’Hérault. En 2000, il avait publié Le vin bourru  (1)(ce vin que l’on boit juste à la fin des vendanges). Il y racontait son enfance d’un autre temps, qui semblait sortir du Moyen-Age, avec la corvée d’eau, la cueillette des champignons et le sacrifice du cochon, le braconnage et les vendanges « apothéose de l’année », dans ce monde sans déchets, où tout se recyclait, au sein de ce village de Colombières-sur-Orb, « mémoire de peines, de blessures, de reins brisés, de mains cisaillées par les pierres ». Il se présentait comme un des rares auteurs à savoir labourer avec un cheval.

Au début de la Seconde guerre mondiale, ses parents quittent leurs vignes pour reprendre la gérance d’un café à Montreuil-sous-Bois. Jean-Claude Carrière plonge alors dans une autre culture (sans pour autant oublier la culture de son enfance), qui le mènera au sommet de l’art cinématographique, au moment où le monde va connaître des bouleversements considérables.

Cet « encyclopédiste au temps des Frères Lumière », comme il se définissait, avait comme credo : parler de tout à tout le monde. Conteur exceptionnel, il écrira des sketches pour des chansonniers, puis des chansons, des pièces pour le théâtre et des adaptations pour la télévision, mais il sera surtout le scénariste des plus grands réalisateurs : Luis Bunuel, Louis Malle et beaucoup d’autres. Il s’était essayé à toutes les formes d’écriture et son amour des livres était sans doute venu de l’absence des livres durant son enfance. Son éclectisme l’amenait à s’intéresser aussi bien à l’Inde, aux mots inconvenants, à la mécanique quantique, ou à nos fragilités. Cet athée était passionné par la spiritualité. Il y avait aussi chez Jean-Claude Carrière cette curiosité pour l’autre, quel qu’il soit, le paysan de Colombières ou le dalaï-lama, avec ce souci de trouver en cet autre ce qu’il possède « d’intéressant, de rare, de surprenant, de beau ». La vie multiple (les vies) de Jean-Claude Carrière nous offre une belle leçon de sagesse, d’humanité et d’émerveillement !

  • Le Vin bourru – Plon – 305 pages – 17,98 € – 2000.

Une pauvreté silencieuse

On le constate de jour en jour, la Covid 19 accentue les tendances passées, notamment en matière d’accroissement des inégalités et de développement de la pauvreté. En France, le nombre de bénéficiaires du RSA a augmenté de 10 % en 2020 et, selon les associations caritatives, on compte un million de pauvres en plus. Le monde rural n’échappe pas à cette précarisation croissante, même si l’on dispose de peu d’indicateurs.

En 2009, un rapport de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) et du CGAAER (Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux) avait mis en évidence ce fait que dans toutes les régions, pauvres ou riches, les taux de pauvreté les plus élevés sont ceux des zones rurales. Mais cette pauvreté dans les campagnes, dont on ne parle guère, est silencieuse car plus diffuse, moins visible. Les personnes en précarité qu’il s’agisse de familles monoparentales ou néo-rurales, de jeunes ou d’exploitants agricoles en difficulté, n’osent souvent pas engager de démarches d’assistance par peur d’être stigmatisés. Il existe une forme de pudeur dans un environnement où la valeur du travail est très forte et la demande d’assistanat pas toujours bien vue. D’ailleurs le recours aux prestations sociales y est moindre qu’en milieu urbain.

Pourtant les difficultés y sont aggravées par l’éloignement et la dispersion géographique qui ne facilitent pas la mobilité et l’accès aux soins. Le parc de logements est plus ancien, et donc plus dégradé, d’où cette précarité énergétique. Qui plus est l’encadrement social y est bien moindre. Les solidarités traditionnelles qui existaient dans les campagnes depuis le Moyen-Age s’étiolent face à un isolement social grandissant, tandis que les associations caritatives sont mieux adaptées aux besoins des villes, et que les services sociaux ont fait les frais de la rigueur budgétaire passée. Enfin, trop souvent dans les communes rurales, le budget des CCAS (Centres communaux d’action sociale) est essentiellement consacré à l’organisation du repas de Noël du troisième âge !

Prédictions hasardeuses

Janvier est le mois des vœux mais aussi des prédictions. Si, pendant des siècles, les almanachs ont largement diffusé dictons météorologiques et prévisions astrologiques dans les campagnes, à partir du 17ème siècle, avec le développement des sciences, chercheurs, auteurs et politiques ont tenté de prévoir le futur, sans doute avec un peu plus de rationalité mais non sans risques !

Dans son livre Tableau de Paris, publié en 1781. Louis Sébastien Mercier imaginait que la chimie permettrait de nous nourrir. Un siècle plus tard, dans le même esprit, Marcellin Berthelot, chimiste et homme politique (il fut ministre de  l’Instruction publique puis des Affaires étrangères), dissertait devant la Chambre syndicale des produits chimiques sur l’an 2000. « Dans ce temps-là, déclarait-il, il n’y aura plus dans le monde ni agriculteurs, ni pâtres, ni laboureurs : le problème de l’existence par la culture du sol aura été supprimé par la chimie… C’est là que nous trouverons la solution économique du plus grand problème peut-être qui relève de la chimie, celui de la fabrication des produits alimentaires. »  Il imaginait l’homme du 21ème siècle se nourrissant de petites tablettes azotées. Ne nous moquons pas !, au début des années 1970, certains imaginaient des steaks fabriqués à partir de dérivés du pétrole et dans un reportage télévisé du magazine scientifique Euréka, titré bizarrement Sauvons le bœuf, l’un des dirigeants de l’INRA, Raymond Février prévoyait que l’on pourrait rapidement insérer des substances chimiques pour donner du goût à des viandes artificielles…

Sans doute la chimie a-t-elle trop investi nos assiettes et nos méthodes de cultures, mais pas autant que ne le prévoyaient nos prévisionnistes. Alors que se tient à Paris un sommet mondial de la biodiversité, l’on peut prévoir à l’avenir moins de chimie et de pétrole et des progrès plus liés à l’évolution de ce que l’on appelait dans le passé, les sciences naturelles. A moins que, sait-on  jamais, en ces temps si imprévisibles !

Robert Hossein, l’abbé Pierre et le night-club de Genève

Robert Hossein s’en est allé en même temps que cette satanée année 2020. Je l’avais rencontré, il y a dix ans, pour l’écriture du livre Les Combats de l’abbé Pierre. Ce croyant m’avait dit toute son admiration pour le fondateur d’Emmaüs. « J’ai une immense estime pour l’abbé Pierre. A chaque fois que j’allais le rencontrer, j’étais fou de joie. Il m’a toujours ému avec sa générosité instinctive, son sens du partage, son regard porté sur les autres, sur ceux qui souffrent, qui appellent, qui espèrent. La souffrance des hommes, c’était la sienne. Il m’a appris l’importance du regard que l’on porte sur les autres. Il n’était pas moralisateur ni moralisant ; il ne portait pas de jugements sur les gens. Il a assumé sa vie. D’ailleurs il est resté durant toute sa vie très jeune d’esprit. J’ai la conviction que si l’on veut donner sens à sa vie, on n’a pas d’autre choix que de s’inspirer de la démarche de l’abbé Pierre. Il a indiqué une voie qui me paraît la seule qui soit. »

Il ajouta cette anecdote : « A Genève, un jour, alors que nous sortions d’un spectacle, il me dit :

  • J’ai faim.
  • Mais à cette heure, à Genève, tout est fermé, lui répondis-je.
  • Ah, tant pis, nous nous en passerons !

Et puis, nous sommes passés devant un night-club. Je m’adresse au portier pour savoir si l’on peut dîner. On est entré, on s’est installé et on a dîné. Plusieurs jeunes filles l’entouraient pleines d’admiration. Il ne s’est pas posé de questions. Il était naturel. Je peux dire que je suis l’un des seuls à avoir emmener l’abbé Pierre dans un night-club ».

Robert Hossein a rejoint l’abbé Pierre et son ami Frédéric Dard. Tous trois doivent passer leurs soirées à jouer aux cartes, avec, sans doute, d’autres hommes de cœur…

D’une année à l’autre…

Il est vraiment temps de tourner la page, à l’instar du magazine Times qui, il y a quelques jours, avait en couverture barré ostensiblement cette année 2020, comme pour la jeter aux oubliettes. L’an passé, personne n’imaginait 2020 en annus horribilis, voguant entre confinement, déconfinement et reconfinement, sur fond de réseaux sociaux en ébullition et de théories complotistes à tout vent, de chômage partiel et de télétravail, de petits commerces en berne et de pauvreté en hausse… Qu’en sera-t-il de 2021, qui apparaît aussi imprévisible que la fin de 2020 ? Imprévisible pour nous, avec cette angoisse des lendemains qui peuvent déchanter. Imprévisible pour les gouvernants ! Jamais la fameuse définition de Valéry Giscard d’Estaing, « gouverner, c’est gérer l’imprévisible », n’a été aussi vraie.

Sans doute, bien avant que la pandémie n’apparaisse, les Nations Unies ont décrété 2021 année internationale de la paix mais aussi de la confiance. Une confiance dont on aura bien besoin, mais une confiance à reconquérir, tant les tâtonnements (compréhensibles) des décideurs, les disputes médiatisées (moins compréhensibles) des experts, tranchaient face à l’ingéniosité de ce virus jouant avec les nerfs des savants et des gouvernants, et de nous autres qui ne sont ni l’un ni l’autre.

2021 sera également l’année internationale des fruits et légumes. Comme un clin d’œil dans la morosité ambiante au jardin d’Eden ! « Les légumes sont porteurs d’une histoire qui plonge aux racines mêmes de notre humanité », écrit le sociologue, Éric Birlouez, dans Petite et grande histoire des légumes (Editions Quae). En exergue de son livre, il nous offre fort opportunément cette citation de la romancière albanaise, exilée à Paris, Ornela Vorpsi, extraite de Vert venin (éditions Actes Sud) : « Je compte lui préparer une soupe de légumes frais. Une de ces soupes de grand-mère qui nous assurent que la mort n’existe pas, que nous avons toujours dix ans, que les miracles sont devant nous, qu’ils nous attendent… »

Giscard et l’Europe

A l’annonce de la mort de Valéry Giscard d’Estaing, la chaîne de télévision Arte a eu la bonne idée de diffuser une émission Réflexions de fin de siècle qui date de 1997, un dialogue passionnant animé par un journaliste de Die Zeit entre l’ancien président français et l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt sur l’évolution des rapports France/Allemagne au cours du prochain siècle.

Un dialogue qui avait un goût de suranné, tant en quelques années, le contexte européen avait bien changé. Giscard et Schmidt, très engagés dans la construction européenne, initiateurs de la monnaie commune à travers la mise en place du Système monétaire européen, et créateurs d’un parlement européen désormais élus au suffrage universel étaient sans doute les derniers hommes d’Etat à penser qu’une Europe fédérale pouvait influencer le monde du XXIème siècle.

On connaît la suite : la chute du mur de Berlin, les élargissements successifs qui vont entraver l’approfondissement de la construction européenne, la succession de crises, la montée en puissance des mouvements souverainistes. Helmut Schmidt estimait que l’on n’a pas assez expliqué que la coopération n’est pas une question affective mais correspond à des intérêts communs concrets tandis que Valéry Giscard d’Estaing pensait que le projet européen était devenu trop compliqué.

Une leçon qu’il ne retiendra pas, lorsqu’il présidera en 2004 la Convention chargée d’élaborer le Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Au final, cela donnera un traité illisible de 448 articles, qui ne sera pas ratifié en 2005 par la France et les Pays-Bas, où le non l’a emporté lors des référendums. Toutefois la plupart des dispositions de cette convention seront reprises en 2009, dans le cadre du Traité de Lisbonne. Et l’on sait aujourd’hui les dégâts considérables qu’aura cette décision dans la rupture entre les peuples et l’idée européenne.

Démesure !

Après son décès, Diego Maradona, ce génie du ballon rond à qui l’on excuse tous les excès, ce symbole aussi d’une certaine revanche des pauvres contre les nantis, est devenu plus qu’un dieu du stade, tant la ferveur a atteint une forme de religiosité, que ne connaissent plus les religions monothéistes, du moins en Europe. Au lendemain de sa mort, le journal L’Equipe n’hésitait pas à titrer : « Dieu est mort ».

Démesure encore avec ces envolées boursières, – sur fond de crise économique majeure avec tous les indicateurs macroéconomiques dans le rouge -, qui traduisent cette déconnexion entre la Bourse et l’économie réelle. D’ailleurs, entre 50 et 70 % des opérations boursières sont effectuées par des robots. La semaine dernière, le journaliste François Lenglet, dans sa chronique économique sur RTL, évoquait l’exemple du fabricant californien de voitures électriques, Tesla, qui a vu ses cours boursiers multipliés par six en 2020, avec une capitalisation qui dépasse les 500 milliards dollars, soit 25 fois plus que le groupe Peugeot qui produit pourtant sept fois plus de véhicules et 50 fois plus que Renault. Démesure dans ce rêve (peut-être pas aussi écologique qu’on ne l’espère !) de voitures électriques, source de profits futurs !

Globalement, l’agriculture, en partie parce que, par nature, elle est très liée au monde réel, celui du vivant et des territoires, échappe à cette démesure, malgré ce démantèlement des politiques agricoles qui rend les marchés plus dépendants des soubresauts des cours mondiaux. Et pourtant le premier krach financier concerne une plante originaire de Constantinople, la tulipe, qui connaît, dans les années 1630, un fort engouement aux Pays-Bas. Symbole du luxe, elle fait l’objet de contrats de marché à terme. Les cours s’emballent pour atteindre 6 700 florins le bulbe, soit le prix d’une maison bourgeoise à Amsterdam ou encore 20 fois le salaire annuel d’un ouvrier, engendrant une bulle spéculative irrationnelle qui va exploser en 1637. Le cours du bulbe retombera alors à 50 florins.

Quand le ciel se révolte…

L’ampleur du changement climatique actuel nous amène à penser que la prise de conscience de l’impact des activités humaines sur le climat est un phénomène récent. A tort, pensent deux historiens de l’environnement, Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, dans Les Révoltes du ciel – une histoire du changement climatique XVe-XXe siècle. Ils voient l’origine de cette prise de conscience dès le XVe siècle à l’occasion de la colonisation européenne de l’Amérique. Pour les Conquistadors, les excès climatiques du Nouveau Monde seraient dus à l’absence de cultures et de déforestation. Ce qui conforte leur stratégie de peuplement et de développement agricole. La mise en culture, selon eux, tempérait les excès de la météo. Thomas Jefferson écrira que les Etats-Unis, dont il sera le président, sont devenus un pays de cocagne.

Tout change à partir de 1770, sous l’influence de savants, comme Pierre Poivre ou Bernardin de Saint Pierre, qui constatent les effets de la déforestation. L’enjeu est désormais de conserver la forêt pour préserver le climat. L’arbre, de par son impact sur le cycle de l’eau et donc sur la transformation climatique, sera pendant plus d’un siècle au cœur des controverses scientifiques, des débats politiques et des enjeux économiques.

« L’idée d’un agir humain sur le climat est très répandue parmi les élites françaises », constatent les auteurs qui nous font découvrir cette enquête lancée en 1821 par le gouvernement français sur la responsabilité de l’Homme dans le changement climatique.  Après 1850, la révolution industrielle changera la donne : les progrès dans l’agriculture, le développement des transports, la fin des crises frumentaires, mais aussi la croyance en la toute-puissance de la technologie pour dompter la nature, font que « le climat a été délogé de nos consciences ». Une sorte d’interlude, d’un peu plus d’un siècle, avant que, par un effet boomerang, la question climatique ne réapparaisse, sous la forme de l’excès de CO2 et de l’effet de serre, nous faisant redécouvrir notre fragilité face aux révoltes du ciel.

Les Révoltes du Ciel – Le Seuil – 303 pages – 23

L’actualité de la Règle de saint Benoît !

Il y a une vingtaine d’années, enquêtant sur les CUMA pour un livre, j’avais été impressionné par le souci de certains responsables qui n’hésitaient pas à organiser pour leurs adhérents des formations à la gestion des conflits. De même, je me souvenais de cette conversation avec l’un des fondateurs d’un GAEC laitier dans l’Yonne qui avait imposé des règles strictes comme l’obligation pour chaque adhérent de payer le lait qu’il se procurait pour sa consommation familiale.

Je me remémorais ces conversations en lisant, il y a quelques jours, l’enquête de La Croix-L’Hebdo, titré : Management : Et si on s’inspirait des moines ? En effet des entreprises font aujourd’hui appel à l’expertise de moines et s’inspirent de la Règle de saint Benoît, fondateur de la tradition monastique occidentale. Cela peut surprendre qu’une Règle si exigeante et stricte qui, depuis plus de 15 siècles, organise pour chaque génération la vie de milliers de moines à travers le monde, suscite l’intérêt de chefs d’entreprises. Mais après tout, certaines congrégations ont fait leur preuve en matière de « management », comme les Bénédictins puis les Cisterciens qui avaient tellement réussi, notamment en gérant d’immenses domaines agricoles au Moyen-Age, qu’ils en avaient négligé le vœu de pauvreté.

Paradoxalement la Règle de saint Benoît répond au moins partiellement à quelques questionnements en ces temps de confinement, comme le télétravail, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises ou la gouvernance très horizontale des start-ups. Et puis face à la sophistication des modèles de management, il y a sans doute ce souci d’en revenir à des règles simples et pleines de bons sens, comme réfléchir au sens du travail parmi d’autres activités, valoriser l’écoute mutuelle et le silence pour bien décider, adopter la mesure pour résoudre les conflits et éviter les maladresses, et l’humilité pour valoriser ses erreurs et ses échecs… Toutes règles qui inspiraient ces responsables de CUMA, rencontrés il y a vingt ans.

La faim, la Covid-19 et nous

Compte rendu de l’intervention commune de

Valentin Brochard, Martin Willaume et Denis Lefèvre,

lors de l’assemblée régionale Hauts de France le 3-10-2020 Trois parties: état des lieux /impact Covid/ et ici?

Assemblée Régionale du CCFD-Terre Solidaire des « Hauts de France »

Samedi 3 octobre 2020

 

 

  1. La faim dans le monde : un état des lieux

Intervention à deux voix :

Valentin Brochard, chargé de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-TS

Martin Willaume, chargé de mission Pays Andins pour le CCFD-TS

(Animation : Michel Bardoz)

Valentin  Brochard : aspects et causes d’une situation dégradée  

La faim repart à la hausse depuis  cinq ans : 700 millions de personnes dans le monde  (soit 9 % de la population) souffrent de sous-alimentation chronique. note 1

L’Asie reste la région où l’on trouve le plus grand nombre de personnes sous-alimentées, devant l’Afrique, l’Amérique Latine et les Caraïbes. Mais en pourcentage, c’est l’Afrique qui est la région la plus touchée (19% de sa population), et la situation continue de s’y aggraver, surtout en Afrique de l’Est.

 

Le récent rapport  annuel des agences onusiennes sur « L’état de la sécurité alimentaire dans le monde »note2 introduit un nouvel indicateur, qui élargit la perspective et saisit plus finement les évolutions en cours. Il permet de mesurer l’insécurité alimentaire à différents niveaux de gravité.note3 Une insécurité alimentaire modérée est déjà préoccupante : pour ceux qui en pâtissent, l’accès à la nourriture est incertain ; quand ils peuvent manger, ils consomment souvent les aliments les plus facilement disponibles  ou les moins chers, qui ne sont pas forcément les plus nutritifs et les plus sains.

Deux milliards de personnes (un quart de la population mondiale) souffrent d’insécurité alimentaire, modérée ou grave, principalement  dans les pays à faible revenu. Toutefois ce problème d’accès régulier à une nourriture suffisante, saine et nutritive existe aussi dans les pays du Nord à revenu moyen élevé, y compris 9% de la population en Europe et en Amérique du Nord.

Cette situation a des causes multiples: la multiplication des conflits, l’impact des dérèglements climatiques, mais aussi l’incapacité de nos systèmes agro-alimentaires mondiaux à nourrir convenablement la planète. Ces systèmes contribueraient plutôt à aggraver la situation par leurs impacts économiques, sociaux, écologiques,  et la piètre qualité nutritionnelle des produits obtenus.

A vrai dire, la faim est aujourd’hui moins un problème de production –elle pourrait  suffire à la tâche- qu’un problème de répartition, de pauvreté et de justice sociale. On sait bien que les victimes de la faim sont d’abord des ruraux, particulièrement de petits agriculteurs, des femmes et des enfants.

On observe aussi dans les pays latino-américains une relation entre : la dépendance des marchés internationaux  et  l’insécurité alimentaire…Au moins 3 milliards de personnes en ce monde  ne peuvent pas se permettre une alimentation saine de façon durable ; c’est le cas de plus de la moitié de la population africaine. Or, le rapport onusien  indique qu’une  telle alimentation  coûte bien plus de 1,90 dollar américain  par jour (seuil de pauvreté international) ; le prix d’une alimentation saine, même la moins chère, est cinq fois plus élevé que celui à payer pour se remplir l’estomac de seuls féculents.

C’est d’un  véritable changement de paradigme que nous avons besoin. La promotion de l’agro-écologie en est l’une des facettes.

Echos  des pays andins,  par Martin Willaume

La situation latino américaine n’est pas la pire qui soit – si l’on considère son insertion correcte dans les circuits internationaux et ses statistiques globales- Mais on y relève des tendances inquiétantes, notamment en Bolivie  (15% de population sous-alimentée, contre 7% au Pérou), ou au Venezuela qui connaît une crise très forte qui rejaillit sur les pays voisins (un million et demi de Vénézuéliens sont réfugiés en Colombie, vulnérables  face à la faim).

En outre, les inégalités sont parfois  très fortes au sein d’un même pays. Ainsi, le « miracle minier »note4 et les indicateurs économiques globaux positifs du Pérou cachent de grandes disparités entre le littoral, la zone andine et le versant amazonien. Les régions rurales reculées sont  plus exposées aux risques. La moitié des péruviens vivent sous le seuil de pauvreté.

L’insertion du Pérou dans le commerce international menace la sécurité et la souveraineté alimentaires du pays en modifiant les rapports au marché et les habitudes alimentaires. Le boom international du quinoa conduit les communautés paysannes  à exporter une partie de leur production, au détriment de la consommation locale. Les pâtes et le riz importés progressent aux dépens des produits locaux traditionnels. La production des pommes de terre se concentre sur quelques espèces, les plus rentables à l’export, aux dépens d’autres espèces natives, nutritives mais délaissées. Le Pérou importe les surgelés nécessaires à ses fast-foods…

Le soutien au modèle d’agriculture familiale et paysanne s’impose. C’est l’une des tâches majeures des partenaires andins du CCFD-TS, tels que CIPCA (Bolivie), ou l’IMCA (Instituto Mayor Campesino, Colombie), et des partenaires engagés dans le programme de « Transition pour une Agro écologie  Paysanne au service de la Souveraineté Alimentaire » (TAPSA).note5

C’est une tâche multiforme, qui au-delà des aspects  proprement agricoles (diversification  des cultures et des techniques, agroforesterie, …) intègre des aspects culturels et sociaux (reconnaissance du droit des femmes, droits des indigènes) et des actions de  plaidoyers  (obtenir des politiques publiques favorables).

*****

Note  1 : La sous-alimentation chronique  désigne l’insuffisance durable  de la ration calorique quotidienne. On retrouve le chiffre plus connu de 820 millions personnes « souffrant de la faim » si l’on prend aussi en compte les formes de malnutrition (mauvais état nutritionnel et carences dues à une alimentation mal adaptée ou mal équilibrée).

Le pourcentage global de personnes sous-alimentées  (la prévalence  mondiale de la sous-nutrition)  évolue peu : il se situe  plus ou moins autour de 9 pour cent. Ce sont  les chiffres en valeurs absolus  (les effectifs) qui augmentent depuis 2014 ; ce qui veut dire que la faim a augmenté au même rythme que la population mondiale.

Note 2 : le rapport dit « SOFI » est co-rédigé par cinq organismes spécialisés de l’ONU : la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture), le FID (Fonds international de développement agricole), le PAM (Programme alimentaire mondial, prix Nobel de la Paix 2020), l’UNICEF (Fonds pour l’enfance) et l’OMS (Organisation mondiale de la santé). Le rapport souligne chaque année davantage la probable perspective  d’un échec de la communauté internationale  dans la poursuite de l’objectif « faim zéro » en 2030. La course contre la malnutrition est aussi mal engagée : entre un quart et un tiers des enfants de moins de cinq ans souffrent d’un retard de croissance ou d’émaciation. Les organismes onusiens invitent  donc à des « actions plus audacieuses » et plus globales (tout au long de la filière alimentaire, et dans l’économie politique qui façonne le la dépense publique, l’investissement, et l’activité commerciale)

Note 3 : Une personne est en situation d’insécurité alimentaire «lorsqu’elle n’a pas un  accès régulier à suffisamment d’aliments sains et nutritifs pour une vie saine et active ou une croissance ou un développement normal » (définition de la FAO). L’insécurité peut être due à l’indisponibilité de la nourriture ou au manque de ressources pour se la procurer.

Elle peut être ressentie à divers niveaux de gravité que la FAO mesure à l’aide d’une échelle de « l’insécurité alimentaire vécue » (FIES, Food Insecurity Experience Scale) :

-insécurité légère : apparition d’une incertitude sur la capacité de se procurer la nourriture) ;

-insécurité modérée (1): la qualité  et la diversité de l’alimentation sont compromises ;

-insécurité (2) : réduction des quantités  et repas sautés ;

-insécurité grave : privation d’alimentation pour un jour ou plus

 

Note 4: Cette thématique de l’exploitation minière, des conflits et dégâts qu’elle provoque est bien documentée :

https://ccfd-terresolidaire.org/nos-publications/fdm/2015/290-novembre-decembre/perou-la-mine-5290

Note 5: on en saura plus sur les partenaires andins du CCFD-TS en se reportant au site internet national :

https://ccfd-terresolidaire.org/projets/ameriques/bolivie/en-bolivie-l-5300

présentation de CIPCA, partenaire bolivien,  janvier 2016

https://ccfd-terresolidaire.org/nos-combats/6-histoires-6-combats/l-histoire-de-seferino-6713

l’histoire de Seferino, paysan bolivien passé à l’agroforesterie » septembre 2020

https://ccfd-terresolidaire.org/projets/projets-transnationaux/un-programme-mondial-de/colombie-agroecologie-paix-6521

interview de E.I.D. Pabon, directeur de l’IMCA (Instituto Mayor Campesino)         mis en ligne en janvier-février 2020

Le programme TAPSA, déployé sur quatre ans (2018-2022) a pris la suite du programme Paies ; il implique des partenaires de cinq régions du monde, dont des pays andins ; voir :

https://blog.ccfd-terresolidaire.org/centre/post/2020/05/05/Tapsa-Le-programme-de-Souverainet%C3%A9-Alimentaire-du-CCFD-Terre-Solidaire.

                   2. Les impacts de la pandémie de COVID-19

Intervention à deux voix: Valentin Brochard, chargé de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-TS  et Martin Willaume, chargé de mission Pays Andins pour le CCFD-TS

(Animation : Michel Bardoz).

                                   Une crise alimentaire durable (Valentin Brochard)

La pandémie de covid-19 a déclenché une crise alimentaire dont l’impact ne s’arrêtera pas avec la fin de la crise sanitaire, ne serait-ce qu’en raison de la profonde déstructuration de certaines  filières.  Elle agit comme un accélérateur : d’après les estimations de l’ONU, 132 millions de personnes  supplémentaires souffriront de sous- alimentation  d’ici la fin 2020, et  900 millions de plus connaitrons l’insécurité alimentaire (y compris des européens)note 6.

Le confinement général, la fermeture des frontières et des marchés (à diverses échelles) ont écorné les chaînes d’approvisionnement et de  valeur (production non-alimentaire comprise d’ailleurs, comme le dit l’exemple des fleurs au Kenya),  et singulièrement  compliqué l’accès à une  alimentation saine et diversifiée.

La crise est une crise de l’accès  à l’alimentation. Accès  physique en premier lieu, en raison d’atteintes aux circuits (production-consommation), des récoltes laissées sur pied et   difficultés d’écoulement  (les producteurs de pommes de terre du Fouta Djalon , en Guinée, en ont fait l’amère expérience)  jusqu’à la fermeture de toute sorte de centres de distribution (par exemple la fermeture des cantines)

Crise de l’accès monétaire, aussi, en raison des pertes de revenus des travailleurs du secteur agricole ou du secteur informel. Les plus vulnérables sont comme toujours les populations les plus  pauvres ou  celles qui survivent grâce à un travail précaire.

Suivent dans un second temps, un certain nombre d’«impacts différés ». Notamment  la volatilité des prix sur les marchés internationaux (flambée des céréales) et nationaux (au Mexique le prix du maïs est multiplié par trois), qui creuse les différences entre villes et campagnes. Conjuguée avec la baisse  générale du pouvoir d’achat (donc la diminution des moyens consacrés à l’alimentation des ménages), elle installe durablement les populations modestes dans l’incertitude. Le repli sur quelques aliments bon marché qui s’ensuit pèse sur la qualité et la diversité de l’alimentation.

Beaucoup dépend et dépendra de la réponse des états  et de l’attention qu’ils portent aux plus vulnérables : les pauvres des villes et des campagnes, les travailleurs du secteur informel, les femmes et  les migrants. Cette attention  est comme on sait très variable d’un pays à l’autre.

La crise révèle en les intensifiant les vulnérabilités et les insuffisances des systèmes alimentaires mondiaux, finalement peu résilients face à des chocs inattendus, et peu durables. Les pays les plus touchés sont souvent les plus dépendants des marchés internationaux pour leurs exportations et importations alimentaires. La pandémie devrait donc conduire à repenser  nos systèmes internationalisés.

La crise suppose encore une  réponse internationale à la hauteur de la situation, qui tarde à venir et que plusieurs ONG appellent de leurs vœux. Réaction internationale cohérente  et coordonnée, qui implique notamment  que le Comité de Sécurité Alimentaire mondiale (CSA) joue pleinement son rôle.

Des pays andins fortement touchés (Martin Willaume)

Les pays andins sont très touchés par l’épidémie et la crise qui s’ensuit. Le Pérou  par exemple enregistre une mortalité due au covid élevée, la plus forte au sein de ce groupe de pays.note 6b

La tension entre deux nécessités -se protéger, et travailler – est  très forte dans un pays où  la majorité des emplois relève du  secteur informel (sans couverture sociale, ni conditions de travail normalisées): les travailleurs, contraints de travailler, sortent en toutes circonstances. Les mesures prises par les autorités sont en partie inadaptées, en porte-à-faux par rapport aux réalités vécues par la population. Une partie d’entre elle ne comprend pas l’importance de la distance sociale, du lavage répété des mains, et du port du masque. Les mesures fortes (couvre-feu et état d’urgence), n’ont pas été totalement respectées ni efficaces.

Dès le printemps sont apparues des situations d’insécurité alimentaire, qui touchaient  par exemple les enfants qui n’étaient plus scolarisés ou certains quartiers confinés (Pérou, Colombie…) Les associations partenaires du CCFD-TS se sont donc consacrées  à la  distribution de repas, pour secourir des familles qui ne pouvaient plus travailler et ne recevaient aucune aide financière.

Travail d’urgence, pour ces partenaires qui en temps normal travaillent sur la durée longue  et accompagnent patiemment la transformation sociale et le cheminement vers l’autonomie. Mais aussi confirmation  pour ces associations travaillant déjà sur la coopération et les logiques solidaires des solutions agro-écologiques, qui pour le coup ont montré toute leur pertinence. Cela dit, la crise est aussi une « bonne occasion » pour d’autres acteurs, porteurs de ‘solutions’ productivistes ; la Bolivie vient ainsi en mai de mettre fin au moratoire sur les OGM. pour les cultures du blé, du maïs, du soja et du coton.

La solidarité doit s’exprimer aussi à l’égard des femmes, qui portent pleinement le poids de la crise, à la ville comme à la campagne. Elles affrontent la situation d’urgence quand tout manque, et le souci de l’éducation des enfants qui ne sont plus scolarisés. Certaines sont  privées de leur emploi (ouvrières agricoles, vendeuses sur les marchés, travailleuses du secteur informel).  A la campagne, leur charge de travail s’en trouve plutôt accrue –tâches domestiques et travail agricole conjugués– Enfin, les violences de genre se sont  multipliées.

*****

Note 6 : voir sur ce point :

https://ccfd-terresolidaire.org/nos-combats/souverainete/crise-alimentaire/le-virus-affame-6736

note 6b : Le Pérou (33 Mn habitants) connaît une crise sanitaire majeure ; en nombre de personnes touchées  c’est le pays le plus atteint après le Brésil, et son taux de décès  dû au covid était en septembre 2020 de 87 pour 100 000  (plus que le Brésil, le Mexique ou les Etats-Unis).  Ici se conjuguent les déficiences du système sanitaire et hospitalier, la précarité économique  et une incontournable promiscuité : « Comment se protéger dans un pays où près de 70% de la population travaille dans le secteur informel ? » interrogeait  en avril un article sur le site national :

https://ccfd-terresolidaire.org/actualites/covid-19/perou-amazonie-la-crise-6593

(cet article comporte une brève présentation de partenaire Manthoc, association d’éducation populaire,  partenaire du CCFD-TS)

 3. Et ici ..? Quelques aperçus  de l’intervention de Denis Lefèvre  

(extraits de l’interview conduite  par Jean Wambergue )

Denis Lefèvre  est journaliste et écrivain, spécialiste du monde  rural et agricole. Son dernier livre s’intitule: «Des racines et des gênes : une histoire mondiale de l’agriculture », 2018, Editions Rue de l’Echiquiernote7

Les constats qui précèdent nous invitent à nous interroger sur nos modes de production et de consommation, à mieux cerner les enjeux éducatifs et la couleur de notre action « ici ».

En grippant les échanges commerciaux, l’épidémie de Covid-19 a aussi  révélé quelques –unes de nos dépendances  et remis en lumière certaines réalités nationales…

Les villes françaises loin de « l’autosuffisance » :

En 2017 le degré d’autosuffisance des 100 premières aires urbaines françaises est en moyenne de 2% Autant dire que la part du local  dans le total des produits alimentaires intégrés dans l’alimentation  urbaine reste marginale. En moyenne, 98% de la consommation alimentaire de ces aires est donc « importé ». Situation paradoxale puisque dans le même temps 97 % de ce qui est produit dans un rayon de 80-100 km autour de ces agglomérations  est « exporté » !

Cette autosuffisance varie selon les aires urbaines. Avignon vient en tête avec 8%, suivie par un petit groupe de villes situé autour de 6-6,5 %, comprenant notamment  Valence, Nantes, Angers, Saint- Brieuc.  Certaines aires  présentent  d’ailleurs un bon niveau d’autonomie pour certains produits : les fruits et légumes à Avignon (30%), les volailles et les œufs à Saint-Brieuc, les produits laitiers à Rennes.  A l’extrême opposé, les aires de Thionville, Forbach,  Compiègne et Creil, sont en queue de peloton avec des taux inférieurs à 0.2% note 8

En moyenne, les habitants des aires urbaines consomment tout juste chaque année 15,50 euros par tête de produits locaux. On retrouve ici les contrastes régionaux : c’est davantage pour Avignon  où  55 euros  reviennent aux producteurs locaux, mais c’est moins d’un euro pour les  villes mal classées.

L’essentiel de la production agricole des aires urbaines est en fait incorporé dans des produits alimentaires consommés hors de leur territoire.

Au bout du compte, l’autonomie alimentaire des aires urbaines est souvent très  réduite, même pour de très grandes villes ; Paris  par exemple dispose seulement  de trois ou quatre jours de réserve.

L’amélioration de la situation peut emprunter plusieurs voies…

Repenser la distribution 

Cela peut se faire en développant les « supermarchés paysans », « coopératifs », ou « 100% local », et par le soutien à la vente en « circuit court ».

Les AMAP (association pour le maintien d’une agriculture paysanne) sont désormais bien connues. Le premier exemple de dispositif de ce genre est apparu au Japon, suite à un scandale sanitaire; des mères de famille ont établi dès 1965 les premières « coopérations »  pour disposer de produits alimentaires obtenus sans produits chimiques et exempts de mercure. En France, la création des Amap se fait en 2001, en réaction contre la « malbouffe ». On en compte aujourd’hui environ 3000, qui concernent 7000 producteurs et touchent 70 000 familles. Cela correspondrait à 15% de leur consommation alimentaire.

S’y ajoutent d’autres acteurs et modalités : des « entreprises » (comme les marchés forains, les tournées, les réseaux comme ‘la ruche qui dit oui’), ou ceux qui naissent ‘d’initiatives citoyennes’ (coopératives, cantines scolaires…).

L’idée est bien de nature économique : il s’agit de conjuguer un schéma de distribution direct (=le moins possible d’intermédiaires) et la proximité géographique pour le bénéfice commun des producteurs et des consommateurs. Mais on vise aussi à favoriser la transparence et l’équité des échanges, le lien social, et la préservation de l’environnement.

Les produits commercialisés sont encore majoritairement issus d’une agriculture traditionnelle. Local  n’est pas nécessairement synonyme de ‘bio’. La part du bio représente 6% des achats alimentaires  français. Mais il progresse vite dans les esprits et dans les comportements, comme dans la production ; l’agriculture bio en  France concerne  9.5% des exploitants et occupe désormais  8% des superficies agricoles.

L’écho grandissant de « l’agriculture urbaine »

Pour améliorer l’autonomie alimentaire on peut aussi chercher à rapprocher la production agricole locale de la demande des consommateurs résidents. Une première  façon de faire consisterait à réorienter l’agriculture locale environnante. Le potentiel agricole local pourrait être réorienté vers la consommation locale, ou modifié pour mieux coller  aux besoins locaux. Le potentiel des cent premières aires urbaines  pourrait ainsi couvrir plus de la moitié (en valeur) des besoins agricoles incorporés dans la consommation alimentaire.

La promotion d’une « agriculture urbaine » est une autre piste, tout à fait dans l’air du temps.

Pour diminuer la dépendance alimentaire  des villes entreprennent  ou envisagent de produire sur leur territoire une partie de leur alimentation,  via la création de jardins maraîchers, de vergers, de petits élevages, ou autres « fermes urbaines ».  C’est aussi l’une des solutions proposée par la FAO pour répondre aux besoins de la sécurité alimentaire dans villes de pays à faible revenu.

Il existe des précédents : les activités agricoles ont toujours existé en ville ou à proximité.  Mais les expériences et  projets contemporains s’inscrivent dans une perspective de reconquête territoriale, ouvertement « localiste», soucieuse de réduire la consommation d’énergie et les émissions de gaz carbonique, ou de  recycler les déchets organiques.note 9 Ces  « initiatives de transition »,  lancées par divers acteurs –municipalités,  groupes de citoyens, associations…-, revêtent en outre une vocation pédagogique et une dimension sociale (favoriser les rencontres et les échanges).

Les lieux où se déploie cette agriculture urbaine sont en partie originaux : outre les potagers partagés, on sollicite les cours, les toits, et on verra bientôt des formes nouvelles  « d’agriculture verticale ». Les projets urbains doivent il est vrai surmonter quelques obstacles particuliers, tels que la faible  disponibilité et le coût du foncier, l’accès à l’eau, la pollution.

Le gaspillage alimentaire: un autre enjeu majeur

 environnemental, éthique et éducatif

Dix millions de tonnes: c’est le poids estimé du gaspillage alimentaire annuel en France. Cela équivaut à  peu près à 6 milliards de repas, quand les ‘Restos du Cœur’ en distribuent 140 à 150 millions !  Nous jetons 20 à 30 kg d’aliments par personne et par an, dont 7 kg encore emballés; un gâchis estimé à 108 euros par personne et par an.note10

Ce gaspillage déconcertant s’effectue à toutes les étapes du circuit, de la production (un tiers du total) à la consommation (un autre tiers, restauration comprise) en passant par la transformation (21%) et la distribution (14%). Tous ces secteurs sont concernés, pour des raisons différentes: surproduction, récoltes laissées sur pied, calibrage strict et critères « esthétiques »,  rupture de la chaîne de froid, mauvaise gestion des stocks …

Le gaspillage alimentaire  est en réalité mondial, et coûte très cher : l’ONU estime qu’un tiers de la production agricole mondiale est gaspillée. Ce gaspillage pourrait pourtant être en bonne partie évité… et le monde pourrait envisager de manger à sa faim.

[Compte rendu  établi  par G. Jovenet, à partir de ses notes]

*****

Note 7 : Denis Lefèvre est issu du monde rural (Aisne) et s’intéresse particulièrement à son évolution. Il a écrit bon nombre d’articles et d’ouvrages. Sa synthèse récente, copieuse  et  très lisible – « Des racines et des gênes » – se déploie en deux tomes : 1. Du Néolithique à la deuxième guerre mondiale »  et 2. « La période contemporaine » (éditions Rue de l’échiquier, 2018), qui  existent au format poche.  D. Lefèvre s’est aussi beaucoup  intéressé  à Emmaüs (à son fondateur comme à son action) et engagé dans la vie associative.

Note 8 : Une soixantaine d’aires urbaines présentent des valeurs inférieures à la moyenne  générale de 2%. C’est en Bretagne et dans les Pays de Loire qu’on trouve le plus grand nombre d’aires urbaines présentant des taux d’autosuffisance  élevés.  C’est dans le Grand Est et les Hauts de France qu’on recense  la plupart  des aires les moins autosuffisantes.  Lille (3.16 %), Saint Omer (2.76), Béthune (2.17)  devancent Boulogne, Dunkerque ou Arras (entre 1,5 et 1,9 %)  en meilleure posture que Valenciennes, Calais ou Lens (moins de 1%).

Note 9 : Plusieurs villes comme Rennes ou Albi se sont récemment  lancées dans un projet « d’autosuffisance alimentaire » qui s’inscrit dans un ensemble d’enjeux de « résilience » territoriale : sécuriser les approvisionnements, diminuer la dépendance,  améliorer la qualité et la traçabilité des produits, réduire l’empreinte carbone

Note 10 : Sur ce thème du gaspillage, Denis Lefèvre a fait référence à l’ADEME, agence de la transition écologique   www.ademe.fr  , « çà suffit le gâchis » (12 octobre 2020).

Signalons aussi  le CeRDD,  centre de ressource du développement durable (groupement d’intérêt public)  qu’on retrouvera sur www. cerdd.org ,  et l’association France nature environnement www.fne.asso.fr  qui proposent une documentation claire sur le sujet.

Article publié par Guy Jovenet – CCFD Terre Solidaire • Publié  • 33 visites

La culture du pain, le terroir de l’esprit

Ce 16 octobre est à la fois journée mondiale de lutte contre la faim et journée internationale du pain. Cette concomitance, le fait du hasard ou pas ? Toujours est-il qu’on ne peut que constater, comme l’historien Fernand Braudel, « combien la trinité blé, farine, pain remplit l’histoire de l’Europe ». Pendant des siècles, les terres cultivées étaient appelées « terres à pain » et les céréales ont joué un rôle central dans l’alimentation des peuples, représentant jusqu’à plus de 80 % des dépenses. C’était la nourriture la moins chère mais les rendements céréaliers demeuraient faibles : cinq grains récoltés pour un grain en terre, jusqu’au XVIIIème siècle (contre 45 à 50 grains aujourd’hui), les bonnes années. Les mauvaises, c’était cet engrenage tyrannique : mauvaises conditions climatiques, récoltes en baisse, spéculation, cherté, disettes, voire famines, avec parfois les émeutes, comme la guerre des farines qui mettra à mal la politique libérale de Turgot.

Tout change à partir du XIXème siècle et surtout dès le milieu du XXème siècle, où l’on ne gagne plus son pain, mais son bifteck. La consommation de pain chute : 900 grammes par jour et par personne en 1900, 225 grammes en 1960 et 90 grammes aujourd’hui. Alors ringard le pain en ces temps d’Internet, de smartphone et de malbouffe ? s’interroge l’historien américain Steven L. Kaplan, amoureux de la France et du pain… français (il lui a consacré une vingtaine d’ouvrages), et qui a fait sienne cette phrase du dramaturge Jean Anouilh : « J’aime la réalité, elle a le goût du pain ». Dans son dernier livre Pour le pain (1), il s’inquiète du goût « qui fout le camp même dans ce pays qui se targue d’être la Mecque de l’art de vivre » et en appelle à l’esprit de résistance face à cette détérioration de la culture du pain qu’il appelle « terroir de l’esprit ». Car au-delà de la consommation de pain, c’est toute une culture qui, du champ de céréales au fournil en passant par le moulin, est remise en cause. D’où ce vibrant appel à renouer avec la qualité (comme a su le faire le monde du vin) et à reprendre le chemin des boulangeries…

  • Pour le Pain – Steven L.Kaplan – Fayard – 2020 – 22 €

Perte de repères

Octobre est là, comme par mégarde. Dixième mois de l’année mais qui doit son nom, comme les quatre derniers mois de l’année de notre calendrier grégorien, au calendrier romain qui ne comptait que dix mois ; octobre étant avant le XVIème siècle le huitième mois. L’on s’y perd déjà, d’autant que cette année, le Tour de France vient de se terminer tandis que débute le tournoi de Roland Garros. Oui, nous sommes en octobre ! Les vendanges sont terminées depuis des semaines. Les prés et les pelouses sont ocres, comme après une canicule. Les champs moissonnés demeurent couleur terre, pas une touche de repousse verdâtre. Même chose pour ceux ensemencés dès la fin de la moisson, le colza ne lève pas. Et même les champs de betteraves sont jaunes, non du fait de la sécheresse mais par ce puceron qui leur donne la jaunisse. Depuis le début du confinement, il a fait chaud, très chaud, sec, très sec, même dans ces régions que l’on dit tempérées des plaines des Hauts de France. Bref le temps qu’il fait n’est plus vraiment en phase avec le temps qui passe. A y perdre ses repères.

Le week-end dernier, comme un retour au rythme des saisons, nous sommes passés sans transition des fortes chaleurs de juillet à des températures dignes de novembre. La neige a même fait son apparition sur les massifs alpins et pyrénéens à plus de 1 500 mètres d’altitude.

Autre perte de repères : nos gouvernements dépensent à tout va, et c’est tant mieux pour nous éviter un naufrage économique et social, mais, il y a quelques mois, le désendettement était la priorité des politiques économiques et financières. Quid du futur ! Et la Covid 19 qui n’arrange rien, avec ces experts en épidémiologie ou ces spécialistes des maladies infectieuses qui s’écharpent sur les plateaux de télévision, et ces journalistes qui en rajoutent dans le registre « Monsieur Je sais tout », tandis que nos politiques semblent démunis dans la gestion de l’imprévisible, en un temps où il leur faut communiquer dans l’immédiateté. A défaut de repères, osons reconnaître notre droit à l’ignorance !

Jobs à la con…

Pour beaucoup de citadins contraints au confinement dans des espaces réduits, le bonheur est désormais au jardin, avec ce rêve de changer de lieu de vie et de redonner sens à sa vie. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais il prend de l’ampleur, du moins dans les intentions. Deux publications récentes, le trimestriel Zadig qui titre en couverture Changer de vie et le magazine Village avec un dossier leur nouvelle vie à la campagne témoignent de nombreux exemples de réussites d’une conversion (non sans difficultés le plus souvent). On y croise un ex-gendarme devenu chevrier, une ingénieure reconvertie en boulangère bio, une calligraphiste recyclée en bergère, un directeur de la communication qui a choisi la restauration… Trait commun de ces changements de cap : redonner du sens à son travail, quitte à y perdre (parfois beaucoup !) en termes de revenu.

C’est vrai qu’entre parcellisation et complexité des tâches, on s’y perd. Il suffit de lire certaines définitions de carrière, au verbiage truffé d’anglicismes et de concepts fumeux, à se demander ce que ces métiers (notamment dans les secteurs du marketing, du management ou de la finance) recouvrent véritablement. Des sondages réalisés, il y a quelques années, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni montraient que 37 à 40 % des personnes interrogées reconnaissaient que la disparition de leur emploi n’aurait aucune incidence. L’anthropologue et économiste américain, David Graeber, décédé ces derniers jours, avait théorisé ce malaise dans Bullshit Job, titre de son livre paru en France et que l’on peut traduire par « boulots à la con », dans lequel il estimait que la technologie avait créé des emplois inutiles, superficiels et vides de sens. Bien avant la pandémie, ce contempteur du capitalisme, auteur également d’un magistral ouvrage Dette : 5000 ans d’histoire, avait montré ce paradoxe que plus un travail est utile à la société, moins il est rémunéré, et que les premiers de corvée étaient plus essentiels que les premiers de cordée…

Effacer l’historique

Je ne suis pas adepte du cyberachat, mais lorsque l’on vit à la campagne, acheter en ligne peut parfois vous faciliter la vie, évitant notamment de longs déplacements… Le cyberacheteur que j’étais, pour l’occasion, était loin d’imaginer les désagréments qui l’attendaient. Mon colis devait être livré le 3 août via Chronopost, entre 8 et 13 heures. Ce jour-là, j’étais chez moi, attentif et je n’ai rien vu. Même scénario les jours suivants. Débute alors ce parcours du combattant, avec ces nombreux coups de téléphone, marqués par de longs délais d’attente, (jamais moins d’un quart d’heure), ce message récurrent : « Votre communication vous sera facturée 15 centimes d’euros la minute », les mêmes questions et toujours la même réponse : « L’on vous rappelle ». Bien évidemment l’on ne vous rappelle jamais. Un mois plus tard, aux dernières nouvelles, il serait aux objets perdus avant d’être renvoyé à l’expéditeur…

Le plus exaspérant dans cette mésaventure, c’est cette impression de se trouver face à un mur, avec au bout du fil des interlocuteurs dont on peut se demander s’ils ne sont pas des robots. Chaque appel vous met de mauvaise humeur pour la journée, vous donne des aigreurs d’estomac, vous mine le moral… Certes l’on peut se consoler à lire la longue litanie de récits de clients mécontents (et parfois violents), victimes de colis abîmés, retardés, disparus…

Alors pour décompresser par l’humour, je suis allé voir le film de Benoît Delépine et Gustave Kervern, Effacer l’historique. Une satire décapante, grinçante et hilarante, qui traite par l’absurde ce monde de l’intelligence artificielle à travers les déboires d’un trio de personnages (joués par Blanche Gardin, Corinne Masiero et Denis Podalydès), tous trois gilets jaunes qui se sont rencontrés sur un rond-point d’un bourg des Hauts-de-France. Victimes des nouvelles technologies, ils décident de partir en guerre contre les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft)… Un film touchant d’humanité, dans un monde, celui des algorithmes, qui en manque singulièrement !

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