Introduction et animation du débat
Ce film, « Faut-il arrêter de manger les animaux ? », de Benoît Bringer, grand prix du Festival international du grand reportage d’actualité, nous interpelle au plus profond de nous-même de manière ni idéaliste, ni moralisatrice.
On a tendance à penser qu’il s’agit de préoccupations nouvelles, parce que dans nos sociétés modernes l’on croit que l’on a tout inventé, alors que l’on ne fait que réinventer des questionnements essentiels. Or ce débat sur la relation animale, sur la consommation de chair animale, a traversé toutes les civilisations, même s’il prend des formes nouvelles aujourd’hui. De tout temps, dans toutes les civilisations, l’homme a entretenu un rapport ambigu, parfois tabou à la chair animale. Les religions ont codifié des rites, ont instauré des interdits alimentaires, ont mis en avant le côté sacrificiel de la mise à mort de l’animal.
Les Pythagoriciens, philosophes grecs, condamnaient le sacrifice animal. L’hindouisme, le bouddhisme, le taoïsme prônaient le végétarisme, comme également, au sein du christianisme, les pères du désert, les trappistes et les bénédictins…
Au XIXème siècle le débat sur l’hippophagie, (pouvait-on manger de la viande de cheval ?) a divisé la société. Des romanciers comme Victor Hugo, Larousse, le père du fameux dictionnaire, l’astronome Maupertuis, plaidaient pour le bien-être animal, et s’insurgeaient contre la conception de Descartes sur les animaux machines. Conception qui va inspirer les fondateurs de la zootechnie. Ces intellectuels vont susciter la création de la SPA.
Quant au végétarisme, Il suffit de regarder la liste des personnages historiques qui étaient végétariens. Et elle est impressionnante : de Platon à Lanza del Vasto, de Confucius à Kafka, de François d’Assise à Martin Luther, de Charles Darwin à Théodore Monod, de Georges Cuvier à Albert Schweitzer, de Virgile à Marguerite Yourcenar en passant par Pascal, Montaigne, Rousseau et Voltaire qui avaient au moins cela en commun, Lamartine, Tolstoï, Einstein et plus près de nous Robert Redford, Steve Jobs… Songer du peu !
Le plus grand ethnologue français, Claude Lévi-Strauss a écrit : « Un jour viendra où l’idée que pour se nourrir les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et explosaient complaisamment leur chair en lambeaux dans ces vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVI et XVIIème siècles, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains. »
Ce qui a changé aujourd’hui, c’est qu’on est passé de préceptes religieux ou philosophiques à des considérations éthiques, environnementales, hygiénistes et de santé. Ce qui a changé encore, c’est notre rapport à la mort. La logique sacrificielle, la dimension sacrée de la mise à mort de l’animal a disparu. On le voit bien dans ce film. Ce qui a changé enfin, c’est l’accroissement de la consommation de viande depuis deux siècles. Car la consommation est restée plutôt faible durant les deux derniers millénaires. Et sans doute a-t-on consommée beaucoup plus de viande durant la Paléolithique, ce qui a permis à l’Homme du Paléolithique de survivre pendant périodes glaciaires, qu’au Néolithique où nos ancêtres chasseurs cueilleurs sont devenus agriculteurs et ont domestiqué le bœuf, le mouton et le cochon. Il n’y a guère qu’au XIVème et XVème siècles, après l’épidémie de peste, que le peuple a mangé plus de viande. Les historiens ont parlé de Moyen Age carnivore.
Durant les dernières décennies, on a industrialisé l’élevage, on a construit des abattoirs loin des centre-ville. Durant les Trente glorieuses, du fait de l’amélioration du niveau de vie, on a mangé de plus en plus de viande. Après la Seconde guerre mondiale on a gagné son bifteck, alors qu’avant on gagnait son pain. En 1890, on consommait quotidiennement 900 grammes de pain et 110 grammes de viande ; en 1985 on consommait 200 grammes de viande (un pic) pour un peu plus de 200 g de pain et, en 2019, 135 g de viande pour 120 à 130 g de pain.
A partir des années 1980, la consommation a baissé, avec aussi un transfert sur les viandes blanches au détriment des viandes rouges. Le scandale du veau aux hormones dans les années 1970, puis la vache folle à partir de 1996, et les inquiétudes autour de Dolly, la première brebis clonée, ont accéléré la tendance.
Au-delà de la consommation de viande, c’est le rapport à l’animal qui change. On est loin des animaux machines de Descartes. Depuis on a découvert que l’animal était un être sensible. Si bien qu’aujourd’hui la viande est très éloignée de l’animal, tant elle est transformée. On n’imagine pas servir des yeux de bœuf dans un restaurant, ce qui était le cas au début du 20ème siècle.
Ces bouleversements touchent au-delà de la consommation de viande, les questions autour du bien-être animal, de la réintroduction d’espèces sauvages comme l’ours, le loup dans les espaces montagnards, du rapport à la chasse, à la tauromachie, au cirque et au zoo…
En même temps, une société complètement végétarienne, ou qui privilégierait la viande cultivée in vitro en laboratoire, ce serait la fin d’une civilisation, la fin de l’élevage, des campagnes bouleversées par la disparition des prés qui sont très utiles pour la captation du CO2, alors que l’on accuse les vaches d’être un gros producteur de méthane, un des GES. Et je ne parle pas des conséquences sur nos paysages…
Débat avec
Benoît Bringer, journaliste réalisateur du documentaire, Sébastien Hincelin, agriculteur bio à Rocourt-Saint-Martin, Jean-François de la Monneraye, ancien médecin généraliste à Soissons, Thierry Guyon, éleveur à Epaux-Bézu, commercialisant en circuits courts, Philippe Meurs, Président d’arrondissement de l’Union des Syndicats Agricoles de l’Aisne, Benoît Perin, président de l’AMAP les Saveurs du Tardenois.
Conclusion du débat
L’ampleur des enjeux actuel est telle (changement climatique, eau, sols, biodiversité…) que le temps est compté. Le problème est que les changements dans l’agriculture se font sur le temps long.
Et à ce titre, l’agriculture est une activité qui apparaît en contradiction avec toutes les tendances actuelles, il est vrai difficile à déchiffrer :
Une activité qui réclame du temps long dans un monde qui s’accélère de matière vertigineuse ;
Une activité qui a connu des bouleversements considérables en sept décennies, notamment démographique…
Une activité sédentaire dans un monde qui se nomadise de plus en plus ;
Une activité très concrète, productrice de nourritures et de matières premières dans un monde où dominent les biens immatériels : le virtuel, la financiarisation de l’économie contre l’économie réelle.
Une activité en lien avec le vivant dans un monde de plus en plus virtuel ;
Une activité ancrée dans les territoires au sein d’un monde globalisé fonctionnant en réseau ;
C’est aussi une des rares activités de dimension globalement artisanales à être directement confronté au marché mondial. Du local au global ;
C’est une activité qui pour plein de raison n’entre pas dans les schémas classiques de l’économie politique (libéral comme marxiste), et que l’on fait rentrer de force aujourd’hui dans un schéma libéral. Notons que les élites sont peu à même de comprendre les spécificités de l’agriculture ;
Tous ces questionnements bouleversent notre rapport au vivant, notre rapport au temps, notre rapport aux territoires, notre rapport aux paysages…
En même temps, c’est une activité qui est au cœur des enjeux de société, voire de civilisation : Environnement, santé alimentaire, aménagement du territoire, enjeux technologiques (OGM, clonage enjeux culturels (la question des paysages, la gastronomie…), enjeux économiques et sociaux…
Une activité au cœur de toutes les contradictions et tous les paradoxes. Car entre vaches folles et Dolly, entre malbouffe et gastronomie, entre grande distribution et circuits courts, entre productions intensives et agriculture bio, entre mode de production familial et mode de production industriel, entre fonction nourricière et diversifications dans la production énergétique, la société s’interroge et les agriculteurs aussi. C’est un choix de société. Et je crois que de la manière dont on gèrera la question agricole et alimentaire, dépendra notre type de société.
En fait, nous sommes tous responsables de la situation actuelle. C’est trop facile de pointer du doigt les seuls agriculteurs. A partir des années 1960, ils ont répondu aux demandes des politiques, des pouvoirs publics, des consommateurs qui veulent à la fois des prix bas et des produits de qualité. Aujourd’hui, le monde urbain, de plus en plus déconnecté des réalités campagnardes, semble croire que l’on peut tout changer d’un coup de baguette magique. Or il faut du temps et un accompagnement financier. Le contribuable est-il prêt à payer plus d’impôt pour une agriculture plus respectueuse de l’environnement ? Le consommateur est-il prêt à payer plus cher sa nourriture ? Les pouvoirs publics sont-ils prêts à proposer un nouveau pacte agricole, alimentaire, environnemental de même ampleur que celui engagé par Pisani dans les années 1960, mais à contre-courant ? En fait nous sommes tous un peu hypocrites !
Dans ce contexte, pas sûr que le choix de victimisation tel qu’on l’entend aujourd’hui soit la meilleure façon de répondre à cette impérieuse nécessité de dialogue entre rats des villes et rats des champs…