Le Salon de l’agriculture ouvre ses portes ce samedi 23 février à Paris. L’occasion pour Atlantico de revenir sur les évolutions du métier, qui se sont traduites par des évolutions sémantiques.
Avec Denis Lefèvre
Atlantico : Au début du XXème siècle, on ne parlait pas d’agriculteur sur son état civil, mais de cultivateur. Quelles différences soulève-t-on quand on constate le passage de la dénomination de cultivateur à celle d’agriculteur ?
Denis Lefèvre : Au cours de la deuxième moitié du XVIIIème siècle, le terme de cultivateur a pris la place de laboureur, dans le sens de celui qui exploite la terre. Avec la révolution silencieuse qui a vraiment débuté dans les années 1960, le terme d’agriculteur a remplacé celui de cultivateur. Aujourd’hui, d’ailleurs, dans la profession agricole, l’emploi du mot cultivateur correspond à un matériel réalisant un labourage superficiel. Toutefois depuis quelques décennies, du fait de la spécialisation accrue des exploitations, c’est souvent la production dominante qui détermine la dénomination de l’agriculteur : on parle du céréalier ou du producteur de betteraves, de l’éleveur laitier ou du producteur de viande bovine… A noter aussi, que pendant très longtemps le terme de paysan souvent considéré comme déshonorant voire insultant par la monde agricole, a retrouvé une connotation moins négative depuis les années 1990, car il définit bien à la fois le rôle de l’agriculteur dans la vie d’un pays et la construction de paysages, au-delà de la seule production agricole, et les enjeux contemporains à travers ce triptyque : Pays, Paysans, Paysages.
Le métier de producteur agricole en lui-même a connu de très importantes transformations ce dernier siècle. Outre l’introduction de technologies de pointe, qu’est-ce qui a radicalement changé pendant ces dernières années ?
Les transformations ont été considérables depuis la fin de la seconde guerre mondiale. En à peine trois générations, l’agriculture a connu une transformation plus considérable qu’entre la naissance de l’agriculture il y a dix millénaires dans le Croissant fertile, et la seconde guerre mondiale. Des bouleversements à différents niveaux. Démographiques d’abord, on est passé de plus de 4 millions d’actifs en 1945 à à peine plus de 400 000 aujourd’hui. Bouleversement sociologique : on est passé d’un monde encore majoritairement rural à un monde urbanisé. Bouleversements technologiques : une vache donnait 1 200 litres de lait par lactation au début des années 1950 et produit aujourd’hui plus de 10 000 litres, tandis que des années 1960 aux années 1990, le rendement en céréales augmentait d’un quintal par an. Bouleversement professionnel : on est passé de l’état paysan au métier d’agriculteur, de l’exploitation familiale vivant en quasi autarcie à des structures juridiques nouvelles et très diversifiées.
Au cours de ces dernières années ces évolutions se sont encore accentuées. Et le monde agricole qui, malgré de fortes disparités, connaissait une certaine homogénéité jusqu’à il y a deux ou trois décennies est un secteur de plus en plus éclaté et désarticulé, avec comme extrême une agriculture de firmes qui obéit à des logiques financières transnationales, sous-traitant parfois l’ensemble des travaux agricoles, et d’autres formes d’agricultures alternatives souvent menées par des acteurs non issus du monde agricole.
Cela peut-il expliquer la crise que connaît aujourd’hui une grande partie du monde agricole français ?
Sans aucun doute. Aujourd’hui les chefs d’exploitation représentent 1,8 % de la population active française. Une évolution unique, pour un secteur qui a été longtemps majoritaire dans la société française. D’où cette crise d’identité, cette crise culturelle au-delà de la crise sociale, qui se traduit à travers trois indicateurs :
Le refus de l’Europe : après avoir été les pionniers de la construction européenne, les agriculteurs ont été la catégorie socioprofessionnelle qui a voté le plus contre la ratification des traités européens (Maastricht et le traité constitutionnel) ;
Le vote Front national qui ne cesse de croître au sein d’une population longtemps rétive aux idées extrémistes ;
Et enfin plus tragiquement, avec un taux de suicide supérieur aux autres catégories socioprofessionnelles.
Disparition du lien entre famille et exploitation, problèmes de transmission, grande diversité des situations, marginalisation à la fois démographique, économique, sociale, culturelle, contribuent à cette perte de repères. O combien révélateur, le développement du thème de l’agriculture urbaine témoigne de cette perte de repère. Il y a un siècle, Alphonse Allais voulait mettre les villes à la campagne parce que l’air y était de meilleure qualité. Aujourd’hui l’agriculture urbaine se veut être un facteur de lien social dans les villes, tandis qu’à la campagne le lien social a tendance à se déliter.
Qui plus est dans un contexte de plus en plus complexe, aux logiques souvent contradictoires, l’agriculture apparaît à contre-courant du monde d’aujourd’hui : à savoir une activité qui demande du temps long dans un monde qui s’accélère de manière vertigineuse ; une activité sédentaire dans une monde qui se nomadise ; une activité ancrée dans les territoires au sein d’un monde globalisé fonctionnant en réseau, une activité très en lien avec le vivant dans un monde de plus en plus digitalisé.
Et pourtant, dans le même temps, l’agriculture se situe au cœur des grands enjeux de la société : enjeux environnementaux (changement climatique, biodiversité, eau, dégradation des sols), enjeux éthiques avec les nouvelles technologies du vivant, enjeux de santé publique, de territoires et de géopolitique, mais aussi de qualité de vie à travers la gastronomie et les paysages.