Au -delà de l' »agribashing »,
une crise existentielle
L’agriculture française souffre d’un malaise économique, d’une démographie préoccupante et d’une réputation dégradée.
Au Nom de la terre, le film d’Edouard Bergeon, qui, s’inspirant de la tragédie familiale vécue par le réalisateur, raconte la descente aux enfers d’un agriculteur pris dans l’engrenage de l’endettement et l’épuisement au travail le menant au suicide, a rassemblé en salle près de deux millions de spectateurs. Un succès au box-office, qui vient après celui d’Hubert Charuel, avec Petit Paysan, sorti en 2018, et témoigne de la prise de conscience par la société de la crise existentielle qui frappe le monde agricole.
Certes la situation n’est pas nouvelle. Depuis des décennies, l’agriculture est en crise, sur fond d’exode rural persistant et de difficultés sectorielles récurrentes, mais aussi de cette lente dépossession économique, sociale, culturelle et de cette marginalisation démographique. Aucune autre profession n’a connu de telles mutations. Le bouleversement démographique étant le plus impressionnant. On recensait plus de 5 millions d’exploitations en 1950, il en reste moins de 450 000 aujourd’hui. Dans les années 1950, pour un agriculteur on comptait un actif dans l’industrie et un troisième dans les services. Aujourd’hui pour un actif agricole, 22 personnes travaillent dans le tertiaire. En 2018, les chefs d’exploitation ne représentaient que 1,8 % de la population active, contre plus de 30 % juste après la Seconde guerre mondiale.
Une situation d’autant plus mal ressentie qu’elle s’accompagne désormais d’un éclatement du secteur, avec d’un côté, l’émergence d’un modèle d’agriculture de firme obéissant à des logiques financières transnationales et sous-traitant souvent l’ensemble des travaux agricoles, – 12 % de exploitations céréalières sont aujourd’hui gérées par des tiers -, de l’autre, des formes d’agriculture alternatives (circuits courts, AMAP…) souvent menées par des acteurs non issus du monde agricole, et, en son cœur, une agriculture familiale souvent en difficulté qui s’interroge sur son sort. En 2017, 26 000 foyers agricoles bénéficiaient du RSA et 22 % des agriculteurs étaient sous le seuil de pauvreté. S’ajoute le fait que le monde agricole est devenu minoritaire dans les villages, avec parfois des épisodes clochemerlesques, de nouveaux résidents en mal de quiétude champêtre considérant les cloches des vaches et le chant du coq comme du tapage nocturne. Sans oublier l’opposition d’une frange importante de la population contre les épandages de pesticides et l’élevage industriel, que la FNSEA, le principal syndicat agricole, qualifie à tort d’agribashing. Ce mal-être paysan éparpillé s’exprime à travers de nombreux indicateurs. Retenons-en trois.
Désillusions européennes
D’abord le refus de l’Europe. Au début des années 1960, les agriculteurs, pionniers de la construction européenne, ont accepté que les prix agricoles soient fixés par Bruxelles. Mais, dès les années 1970, la machine s’est grippée, et depuis les années 1990, les réformes imposées par la mondialisation ont détricoté les mécanismes protecteurs de la PAC, libéralisant les marchés agricoles soumis aux fluctuations des cours mondiaux et mettant en concurrence les agricultures et les agriculteurs des différents Etats-Membres. La conséquence : l’adhésion enthousiaste des agriculteurs à la construction européenne s’est estompée, laissant la place aux désillusions. Ce qui se traduira notamment par le fait que les agriculteurs constituent la catégorie socioprofessionnelle qui a le plus voté contre la ratification du traité de Maastricht en 1992 puis celle du traité constitutionnel de 2005.
Ensuite, phénomène plus récent, le vote Rassemblement national qui ne cesse de croître au sein d’une population pourtant longtemps restée rétive au vote extrémiste. Lors des élections européennes de 2019, c’est plus du tiers des agriculteurs qui a voté pour la liste du Rassemblement national. Au-delà de la profession agricole, c’est une grande partie du monde rural qui exprime un déclassement à la fois social et territorial, avec des populations qui se précarisent et des territoires en déshérence. Dans certaines régions, notamment dans les Hauts de France et le Grand Est, le vote Rassemblement national des ruraux dépasse souvent les 50 %.
Enfin, plus tragique, ce taux de suicide qui, depuis plusieurs décennies, est nettement supérieur à celui des autres catégories socioprofessionnelles. Parmi ses causes, la crise économique, mais elle n’explique pas tout, selon le sociologue Nicolas Deffontaines, auteur d’une thèse sur le suicide des agriculteurs, qui ajoute d’autres raisons comme l’isolement social, le burn-out, les difficultés de transmission et une forte imbrication entre vie familiale et vie professionnelle.
Activité artisanale, marché mondial
Qui plus est, dans ce contexte de mal-être, l’agriculture apparaît à contre-courant des grandes évolutions actuelles. C’est une activité qui réclame du temps long dans un monde qui s’accélère de matière vertigineuse, où la recherche de la compétitivité dans une course aux coûts les plus bas passe par les délocalisations industrielles et une gestion en flux tendus. Dans l’agriculture, les marges de manœuvres sont étroites pour accélérer la production et se limitent à la sélection des plantes et des animaux reproducteurs, par les nouvelles technologies du vivant, notamment dans le domaine animal avec la génomique qui permet de connaître l’ADN d’un animal dès sa naissance. Mais il faut toujours neuf mois pour « fabriquer » un veau, trois ans pour un bœuf, six mois pour qu’un blé d’hiver soit moissonné et quelques années pour qu’un arbre fruitier produise ses fruits… !
C’est une activité productrice de biens essentiels, vitaux (notre alimentation) dans un monde où dominent les biens immatériels. Depuis des décennies, nos sociétés se sont complexifiées, au point que « l’emballage immatériel », qui entoure les produits de base, s’est accaparé la plus grande part de la valeur ajoutée. C’est particulièrement le cas dans le secteur agro-alimentaire, où les investissements immatériels, comme la publicité, la finance, le marketing… sont, depuis 1989, supérieurs aux investissements matériels au point de marginaliser la valeur du produit de base (la matière première agricole) au bénéfice de ces nouveaux services que l’économie moderne valorise beaucoup mieux à travers des métiers mieux reconnus. La pandémie du Covid-19 a mis en évidence ce paradoxe que plus un bien ou un service est essentiel, comme la santé ou la nourriture, moins il est reconnu par la société, notamment à l’aune de la rémunération des actifs de ces secteurs vitaux.
C’est une activité sédentaire dans un monde qui se nomadise de plus en plus, une activité intimement liée au vivant dans une économie de plus en plus virtuelle, une activité ancrée dans les territoires au sein d’un monde globalisé fonctionnant beaucoup en réseaux.
C’est aussi l’une des rares activités de dimension globalement artisanale et familiale à être directement confrontée au marché mondial, et prise en étau entre, en amont, des firmes multinationales de l’agrochimie ou du machinisme qui se comptent sur les doigts d’une main, et en aval, des coopératives de plus en plus grosses et à l’esprit plus vraiment mutualiste, une industrie agro-alimentaire qui se concentre de plus en plus, et surtout une grande distribution, qui ne cesse de capter à son profit la plus grande part de la valeur ajoutée.
C’est enfin une activité qui n’entre pas dans les schémas classiques de l’économie politique. « L’agriculture est une réalité sans théorie. Ni la théorie classique ni la théorie marxiste ne sont capables d’étudier la complexité de l’économie rurale », aimait à rappeler Louis Mallassis, l’un des grands spécialistes de l’économie rurale.
A la fois coupable et victime
Toutes ces évolutions bouleversent en profondeur notre rapport au vivant, au temps et à l’argent, aux territoires et aux paysages, notre relation à l’animal (le souci du bien-être animal, la réintroduction du loup ou de l’ours au détriment du pastoralisme) et nos comportements alimentaires (la baisse de la consommation de viande et le développement certes modeste d’une alimentation végétarienne voire végane) … Dans le même temps, l’agriculture s’impose au cœur des enjeux de société. Elle apparaît même comme un laboratoire de modernité, se situant au cœur des questions territoriales (avec un aménagement du territoire de plus en plus axé autour des métropoles), technologiques et éthiques (plantes transgéniques et clonage), culturelles (paysages et gastronomie), géopolitiques (de l’accaparement des terres notamment dans le tiers monde aux dérives spéculatives sur les marchés mondiaux de matières premières…), sociales et, bien sûr, environnementales… L’agriculture se situe sur la ligne de crête entre changement climatique, disponibilité des ressources en eau, déclin de la biodiversité et dégradation des sols, le tout intimement imbriqué.
Du fait du bouleversement climatique, l’agriculture est à la fois la victime (par l’impact sur les rendements des accidents climatiques), la coupable (elle émet 14 % des émissions de gaz à effet de serre) et la solution, car, comme le préconise la COP 21, une augmentation de 0,4 % par an du stock de carbone organique dans tous les sols de la planète permettrait de stopper l’augmentation de GES dans l’atmosphère. Ainsi la plantation de couverts végétaux sur des terres qui, autrefois, restaient, après les récoltes, nues une partie de l’année, permet d’absorber le CO2 en enfouissant ces plantes dans le sol.
Climat et eau forment un couple aux interrelations nombreuses et complexes. Et sans eau pas d’agriculture ! L’eau joue en effet un rôle fondamental pour assurer notre sécurité alimentaire. L’agriculture représente plus de 70 % de la consommation d’eau dans le monde et un Français consomme indirectement (l’empreinte eau) en moyenne près de 4 000 litres d’eau par jour rien que pour s’alimenter, sachant qu’il faut 500 litres pour produire un kilo de farine et 13 500 litres pour un kilo de viande de bœuf…
Quant au sol, un milieu de vie extraordinaire, il a longtemps été considéré comme simple support. Il est aujourd’hui dégradé tant physiquement, que chimiquement et biologiquement. Entre 1950 et 2020, les sols ont perdu la moitié de leur matière organique, (la partie du sol constituée d’organismes vivants et de matières résultant de leur première décomposition après leur mort, comme l’humus et le compost).
Dernier enjeu de taille, la biodiversité, avec plus 93 plantes alimentaires importantes qui sont pollinisées par les abeilles et autres insectes. Une étude de l’INRA, publié en 2009, estimait la contribution (à titre gratuit !) des pollinisateurs à 153 milliards d’euros (dont 2,8 milliards pour la France), soit 10 % de la valeur de production agricole mondiale. C’est dire dans ce contexte l’importance des abeilles et les craintes liées à leur déclin. A l’origine de cette régression, certaines pratiques agricoles comme l’arasage des haies, l’agrandissement des parcelles mais aussi la bétonisation croissante liée à l’urbanisation, qui ont pour conséquence la destruction des habitats des pollinisateurs. Autre cause, les pesticides qui, même à faibles doses, occasionnent des troubles de comportement.
Objet de controverses, les pesticides, symbolisés par le glyphosate, divisent la population, mais aussi la communauté scientifique et même le monde agricole. Pourtant, il va inéluctablement falloir apprendre à s’en passer, changer de modèle et inventer une nouvelle agronomie, beaucoup plus complexe, et une agriculture à la fois intensive, capable de nourrir d’ici 2050 plus de 9 milliards de Terriens, mais aussi décarbonée, plus respectueuse de l’environnement, plus économe et plus autonome, et plus résiliente au réchauffement climatique. Mais ce changement de modèle ne se fera pas d’un simple claquement de doigts. Il suppose de la pédagogie et va générer un coût supplémentaire pour le consommateur et le contribuable, trop habitués au bas prix de l’alimentation que permettait le modèle productiviste.
Mais il y va du devenir de la planète, de nos choix de société. En effet de la manière dont on traitera la question agricole et alimentaire, tant au niveau local, que national ou mondial, dépendra notre type de civilisation. Car, comme le constatait l’ancien ministre de l’Agriculture du général de Gaulle, Edgard Pisani, dans Le vieil homme et la terre : « L’agriculture est plus que l’agriculture ».
Encadré : L’économie agricole française en chiffres
Avec 18 % de la production agricole européenne, la France demeure le premier producteur, mais est de plus en plus concurrencée sur les marchés extérieurs, et se classe (en 2017) au cinquième rang des exportateurs mondiaux de produits agricoles, derrière les Etats-Unis, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Brésil.
La population active agricole représente aujourd’hui 2,3 % de la population active totale. Si l’on prend en compte les actifs des IAA, de la sylviculture et de la pêche, elle atteint 5,5 % de la population active.
Depuis les années 1970, la productivité agricole a été multipliée par cinq mais l’évolution de la part de l’agriculture dans le PIB (produit intérieur brut) est passée de 4 % en 1980 à 1,5 % en 2018.
Si la taille des exploitations n’a pas cessé d’augmenter pour atteindre une moyenne de 61 hectares en 2018, l’endettement ne cesse de croître passant de 37 % du total des actifs en 2000 à 42 % en 2018.
Souveraineté alimentaire,
circuits courts et agriculture décarbonée,
les enjeux de demain
« Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie », déclarait le 12 mars 2020 Emmanuel Macron. Même si, en la circonstance, la chaîne alimentaire a plutôt bien fonctionné, la pandémie du Covid-19 nous interroge quant à nos modes de production agricole et de consommation alimentaire et notre souveraineté alimentaire.
Une étude, publiée en 2017 par le cabinet de conseil Utopies, constate que l’autonomie alimentaire des 100 plus grandes aires urbaines françaises s’élèverait à 2,1 % en moyenne. Ce qui signifie que, dans un périmètre allant jusqu’à 50 voire 100 kilomètres autour de ces agglomérations, seule 2 % de la production locale est consommée dans ce périmètre. Le reste, 98 %, est exporté. Ce qui, a contrario, veut dire que 98 % de la consommation alimentaire locale est importée de l’extérieur (hors périmètre), alors qu’une reconquête même partielle (de l’ordre de 10 à 15 % de la production locale (il serait inconcevable d’être totalement autonome !) permettrait de limiter les flux de transports, et donc l’empreinte carbone, de créer des emplois et de sécuriser la chaîne d’approvisionnement. D’autres études montrent que Paris ne dispose que de trois à quatre jours de réserves avec des produits alimentaires qui ont parcouru en moyenne 600 kilomètres. Une situation plus que problématique en cas de crises, qu’elles soient pandémiques, climatiques, énergétiques ou sociales, comme une grève des transports !
Plus globalement, malgré une balance commerciale agricole et alimentaire excédentaire mais qui a tendance à décrocher depuis le début des années 2000, nous dépendons de l’extérieur en amont de l’agriculture pour nos approvisionnements en engrais, en carburant, en matériel agricole. L’alimentation du bétail est un secteur très déficitaire avec de considérables importations de soja. Nous dépendons également des travailleurs saisonniers venus de l’étranger pour certaines activités comme les vendanges, la cueillette des fruits et légumes (850 000 contrats en 2014 dont 45 % en viticulture). Enfin certaines de nos filières ont presque totalement disparu, du fait de la concurrence d’autres pays, avec des charges moindres et des normes moins restrictives, même au sein des pays de l’Union européenne. Nous importons bon an mal 50 % de nos légumes et 60 % de nos fruits.
Du champ voisin à l’assiette
De quoi interpeller le consommateur quant à notre souveraineté alimentaire, notamment en cas de crise. Qui plus est l’alimentation est devenue un sujet de société, et l’opinion publique est très sensible au lien entre nourriture et santé. Dans les années 1970, l’affaire du veau aux hormones avait déstabilisé les consommateurs, mais c’est surtout après le tragique épisode de la vache folle à la fin des années 1990, que la société était ébranlée par le manque de transparence quant à l’origine des produits alimentaires. C’est d’ailleurs en 2001, à la suite du scandale de la vache folle, que se crée à Aubagne la première AMAP (Association pour le maintien d’une Agriculture Paysanne), inspirée des teikei, initiés dans les années 1950 par des mères de famille japonaises à la suite de problèmes sanitaires pour rapprocher producteurs et consommateurs et développer l’approvisionnement de proximité. Les adhérents des AMAP s’engagent par contrat, sur une période donnée à acheter la production d’un fermier généralement sous la forme de panier hebdomadaire de produits de saison respectant la charte de l’Agriculture paysanne. On compte aujourd’hui environ 3 000 AMAP qui travaillent avec plus 4 000 producteurs et ravitaillent plus de 70 000 familles.
Depuis, plus ou moins dans le même esprit, d’autres initiatives ont émergé, comme le développement des ventes à la ferme ou la création de magasins de producteurs. Des start-ups ont flairé l’air du temps, comme la Ruche qui dit oui ! qui met en relation 5 000 producteurs et 140 000 clients dans plusieurs pays européens. Des consommateurs, parfois soutenus par des collectivités territoriales, ont mis en place des épiceries participatives et des coopératives de consommation. Sans oublier bien sûr les marchés forains qui existent depuis le Moyen-Age. Aujourd’hui environ 100 000 exploitations fournissent au moins une partie de leur production en circuit court. La plupart commercialise des produits conventionnels, puisque seul 10 % du bio est vendu en circuit court.
Pourtant le bio a connu un développement spectaculaire ces dernières années. Depuis 2012, la production française a doublé. En 2018, l’agriculture biologique représentait 7,5 % de la superficie agricole française, 9,5 % des exploitations et 14 % des emplois agricoles. La France semblait rattraper son retard, car pendant très longtemps l’agriculture biologique a eu du mal à s’intégrer dans la culture cartésienne française. Certes, dans le sillage de mai 1968, des néoruraux ont joué un rôle pionnier mais marginal. L’élan ne sera donné qu’à partir des années 1980, par des associations comme Nature et Progrès et la Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique. La France sera alors le premier pays à se doter d’un cadre législatif en 1981 sur l’agriculture biologique, qui inspirera, dix ans plus tard, la réglementation européenne.
Depuis des expérimentations ont été menés, mêlant savoir-faire traditionnels et technologies nouvelles autour de thèmes comme l’équilibre élevage-cultures, la rotation des cultures, le compostage pour faire revivre le sol, de la litière végétale pour éviter le labour, l’agroforesterie qui permet d’associer culture et arboriculture, l’association de plantes complémentaires, ainsi une légumineuse qui fixe l’azote de l’air avec une plante ayant un enracinement plus profond… Toutes techniques qui permettent de décarboner l’agriculture. On a découvert que la nature n’obéit pas seulement à la « loi de la jungle », mais sait développer des solidarités et des symbioses. L’enjeu est de faire en sorte que la nature fasse gratuitement ou presque ce que la chimie réalise de manière très coûteuse.
En d’autres termes, travailler avec plutôt que contre la nature. C’est ainsi que les concepteurs de la permaculture, deux Australiens, Bill Mollison et David Holmgren, caractérisent la permaculture. Celle-ci s’appuie sur une éthique autour d’un triptyque : prendre soin de la nature, prendre soin de l’humanité et créer l’abondance pour redistribuer le surplus.
Le rôle précurseur des jardiniers dans l’élaboration d’une agriculture durable et d’une agronomie nouvelle plus complexe, liant techniques agricoles et sciences environnementales, s’impose désormais. Un phénomène qui n’est pas nouveau ! Déjà, en 1600, l’agronome Olivier de Serres écrivait dans Théâtre d’agriculture et mesnage des champs : « Le jardinier est appelé l’orfèvre de la terre parce que le jardinier surpasse le laboureur comme l’orfèvre le simple forgeron ».
Encadré : L’agriculture urbaine
Alphonse Allais voulait amener les villes à la campagne. C’est désormais la campagne qui s’invite à la ville. Phénomène de société ? Rêve de bobos ? Toujours est-il que le maraîchage urbain est dans l’air du temps. Les projets se multiplient dans les grandes villes occidentales, même si l’agriculture urbaine est d’abord le fait des pays en développement, où elle assure la grande partie de l’approvisionnement en produits frais. Selon la FAO, 810 millions de personnes dans le monde s’adonnaient en 2013 à l’agriculture urbaine. Le phénomène n’est pas nouveau, à l’exemple du quartier du Marais à Paris. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, 8500 maraîchers produisaient sur 1 400 hectares (le sixième de la superficie de Paris), 100 000 tonnes de légumes destinés aux 2 millions de Parisiens, l’excédent étant exporté vers l’Angleterre. Quant aux jardins ouvriers, lancés par l’abbé Lemire au début du XXème siècle pour notamment éloigner les ouvriers des cafés, ils ont donné un air de campagne aux villes. Dans Paris intramuros sur une centaine hectares de toits ou de murs végétalisés, trente sont consacrés à l’agriculture. Paris possède la plus grande ferme urbaine hydroponique au monde sur les 14 000 m2 de toits du Parc des expositions. Elle produit une vingtaine de variétés, des tomates noires de Crimée aux fraises charlotte… Dans les grandes métropoles occidentales, l’agriculture urbaine, marginale en termes d’approvisionnement, est avant tout un enjeu éducatif et un facteur de lien social, tandis que, paradoxalement, le lien social a tendance à se déliter dans bien des villages.
Encadré : Le gaspillage alimentaire
En 2016, l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) chiffrait notre gaspillage alimentaire à 10 millions de tonnes par an, correspondant à 18 milliards de repas jetés à la poubelle (à titre de comparaison les Restos du cœur en distribuent bon an mal an près de 150 millions). Ce gaspillage correspond à 108 € par personne et par an, soit 16 milliards d’euros pour la France. A tous les stades, l’on gaspille : à la production (32 %), à la transformation (21 %), à la distribution (14 %) et à la consommation (33 %). Ainsi chaque consommateur jette à la poubelle 30 kilos d’aliments par an, dont 7 kilos qui sont encore emballés.
Les chiffres au niveau mondial sont encore plus sidérants. Selon les Nations Unies, un tiers de la production agricole, soit 1,3 milliard de tonnes de nourriture, est gaspillé. Cela représente en tonnage, deux fois la production mondiale de blé et trois fois celle de riz. En réduisant même modestement ce gaspillage, on pourrait nourrir convenablement les 900 millions d’habitants de la planète qui ne mangent pas à leur faim. Pour la plupart, paradoxalement, des travailleurs de la terre !
Compléments
Les 4 points essentiels du dossier
- L’agriculture a connu depuis six décennies une mutation considérable : le nombre d’exploitations est passé de plus de 5 millions à 450 000, et la productivité a augmenté considérablement.
- Le monde agricole connaît aujourd’hui une crise existentielle, ce dont témoigne un taux de suicide élevé, mais supporte mal les critiques du modèle productiviste, qui génère des effets néfastes sur l’environnement et la santé publique (pollution des eaux, déclin de la biodiversité, effets nocifs des pesticides et des nitrates…)
- L’agriculture se situe au cœur des enjeux de société, et particulièrement environnementaux : changement climatique, dégradation des ressources en eau et des sols, biodiversité.
- De nouvelles formes d’agriculture émergent plus respectueuses de l’environnement (circuits courts, AMAP, agriculture bio, permaculture, agriculture urbaine…) permettant de renouer les liens avec la société.
Prolonger le dossier avec :
Vidéos
Les moissons du futur de Marie-Monique Robin. Un tour de monde de l’agroécologie pour découvrir un autre modèle agricole. ARTE TV – 2013.
Sans Adieu de Christophe Agou. Un documentaire poignant sur un monde en voie d’extinction, les paysans du Forez qui luttent pour leur survie. Blaq out – 2019.
L’auteur vous conseille :
Deux livres anciens mais prémonitoires.
Henri Mendras – La fin des paysans – Babel Actes Sud. Un classique, publié en 1967 et qui suscitera à l’époque bien des polémiques. L’auteur, le plus éminent sociologue français du monde rural, y analyse la fin d’une civilisation millénaire et d’un mode de vie paysan, et l’arrivée d’agriculteurs-producteurs obéissant aux règles du marché et de la technique.
Rachel L. Carson – Le Printemps silencieux – Le livre de poche – 1968. Ce livre devenu un best-seller a fait l’effet d’une bombe lors de sa parution en 1962 aux Etats-Unis. L’auteure, biologiste et vulgarisatrice hors-pair, y dénonce les effets nocifs des pesticides. C’est après avoir lu cet ouvrage que le président Kennedy décidera de l’interdiction du DDT aux Etats-Unis.
L’anecdote
Le parcours de René Dumont (1904-2001)témoigne des grandes mutations de l’agriculture des dernières décennies. Professeur d’agriculture comparée à l’Institut National Agronomique Paris-Grignon (devenu depuis AgroParisTech), il a été au lendemain de la Seconde guerre mondiale, l’un des modernisateurs de l’agriculture française, inventant notamment la révolution fourragère et défendant une agriculture productiviste au Commissariat au Plan de Jean Monnet. Par la suite, ce tiers-mondiste convaincu va parcourir la planète, conseillant bon nombre de gouvernements de pays en développement. Et puis, au début des années 1970, après avoir lu le rapport du Club de Rome Halte à la croissance, il se convertit à l’écologie et sera le premier candidat écologiste lors des élections présidentielles de 1974. S’il ne recueille que 1,32 % des suffrages, cette campagne marque le point de départ de l’émergence des idées écologistes dans la vie politique française. Qu’un agronome en soit l’un des pionniers n’est pas anodin !
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