La sécurité alimentaire des villes européennes amorcée au 19ème siècle ne sera véritablement acquise qu’au milieu du 20ème siècle, 12 000 ans après l’établissement des premières sociétés agraires. Auparavant les villes (comme les campagnes) devaient composer avec des périodes fréquentes de disette, voire parfois d’épouvantables famines.
En inventant l’agriculture, les premières communautés de chasseurs cueilleurs sédentarisés du Croissant fertile au Proche-Orient n’ont pas choisi, il y a 12 000 ans, la solution de facilité ni la sécurité alimentaire. D’ailleurs les études archéologiques ont montré que ces premiers agriculteurs étaient plus carencés et bien plus chétifs et fragiles que les chasseurs cueilleurs vivants à la même époque. La révolution néolithique avec la sédentarité et la domestication des plantes et des animaux a certes permis d’accroître la ressource alimentaire, mais elle a aussi eu pour conséquence un accroissement de la population, avec un taux de fécondité nettement plus élevé pour les femmes sédentarisées que les femmes nomades. Si bien que, pendant des millénaires, l’équilibre entre ressources alimentaires et population, ce fameux « ciseau malthusien », va demeurer fragile et instable.
Quasiment jusqu’au XIXème siècle, les Européens devront s’adapter à ces pénuries chroniques et accepter comme impuissants cette précarité alimentaire, qui perdure aujourd’hui encore en bien d’autres régions du monde. « Des siècles durant, écrit l’historien Fernand Braudel dans Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme – Les structures du quotidien, la famine revient avec une telle insistance qu’elle s’incorpore au régime biologique des hommes, elle est une structure de leur vie quotidienne. Chertés et pénuries sont, en fait, continuelles, familières même en Europe, cependant privilégiée ». Une étude réalisée au XVIIIème estimait le nombre de famines générales en France à 10 au Xème siècle, 26 au XIe, 2 au XIIe, 4 au XIVe, 7 au XVe, 13 au XVIe, 11 au XVIIe et 16 au XVIIIe. Sans compter la multitude de disettes et de famines locales. Fernand Braudel cite une étude réalisée sur la région de Florence qui, de 1371 à 1791, a connu 111 années de disettes contre seulement 16 années de très bonnes récoltes.
La famine rôde dès le VIème siècle, après la désagrégation de l’empire romain sur fond de déclin de l’agriculture, de dépeuplement des campagnes, de guerres et troubles diverses, d’accidents climatiques, d’épizooties et de maladies. Grégoire de Tours raconte qu’en 584 les paysans sont contraints de fabriquer leur pain avec des pépins de raisin, des fleurs de noisetier ou des racines de fougères, réduites en poudre et mélangées à un peu de farine. Un peu plus de quatre siècles plus tard, un autre chroniqueur, Raoul Glaber écrit à propos de la famine de 1032 : « Quand on eut mangé les bêtes sauvages et les oiseaux, les hommes se mirent, sous l’emprise d’une faim dévorante, à ramasser pour les manger toutes sortes de charognes et de choses horribles à dire… »
Tensions entre villes et campagnes
Il faudra attendre la révolution agricole du Moyen Age, avec l’invention de la charrue lourde, le développement, quoi que limité à certaines régions, du cheval de trait et de l’assolement triennal, la généralisation des moulins, et un outillage de plus en plus en fer. Ce développement agricole va permettre l’essor urbain. A la fin du Moyen-Age, la ville, qui ne représente que 10 % de la population, donne le la dans tous les domaines, impose normes et culture, devient un lieu de pouvoir grandissant. S’affirme aussi l’opposition entre deux modèles alimentaires qui perdurera pendant des siècles dans la culture européenne. « L’opposition ville-campagne, écrit l’historien Massimo Montanari dans La faim et l’abondance – Histoire de l’alimentation en Europe, reste de toute manière – et elle le restera longtemps – l’une des clés fondamentales de la distribution sociale de la nourriture. » L’émergence des bonnes manières, la folie des épices et une nourriture raffinée pour les catégories aisées des villes. Des aliments communs et grossiers, à base de bouillies et de céréales secondaires pour les paysans. Malgré tout, les trois siècles de prospérité qui vont suivre permettront d’améliorer le quotidien du peuple.
Mais au début du XIVème siècle, l’Europe est surpeuplée. La mise en valeur de nouvelles terres moins fertiles n’a pas permis de répondre à la croissance démographique. La moisson de 1315 est catastrophique, celle de 1316 l’est aussi, du fait du climat. En Angleterre, le prix du blé est multiplié par 4 en 1315 puis par 8 en 1316. A Ypres, de mai à octobre 1316, on recense près de 3 000 morts pour une population de 30 000 habitants. A Bruges, 5 % de la population décède. Des émeutes de subsistance éclatent à Verdun, Metz, Provins, Magdebourg, puis dix ans plus tard dans les Flandres.
L’assistance se limite à l’action des ordres religieux, les Etats royaux n’ont pas encore instaurer de politique d’assistance face aux disettes et famines. La nouveauté, c’est la mobilisation des villes. Certaines municipalités achètent (voire importent) et stockent du blé, dès que s’annonce une mauvaise récolte. Stocks qu’elles revendront à un prix accessible en cas de pénurie. Dans certaines villes, on distribue du blé aux boulangers ou aux particuliers qui produisent eux-mêmes leurs pains. Ce qui aggrave les tensions entre citadins et paysans.
Si, dans les temps plus anciens, le monde paysan a pu éviter les famines en laissant les cochons se nourrir de glands dans les forêts et en utilisant les terres incultes pour faire paître les moutons, l’appropriation par les seigneurs des droits d’usage des forêts et des landes limite l’accès à ces ressources, vitales en temps de pénurie. Si bien qu’en situation de crise, les citadins bénéficient grâce aux politiques annonaires des villes d’une meilleure protection, d’autant plus que la cité est riche et puissante politiquement. Quant aux paysans, qui vivent le plus souvent sous la dépendance des seigneurs, des marchands et des villes, ils ne disposent pas de réserves et, paradoxalement, vont souffrir beaucoup plus que les citadins des disettes et famines. D’où la tendance, en situation de pénurie, à refluer vers les villes pour y mendier avec les plus pauvres des citadins. Ce que n’apprécie guère la bourgeoisie et les autorités qui craignent émeutes et révoltes. Les pauvres seront mis hors d’état de nuire, rejetés, plus tard dirigés vers les maisons pour pauvres ou les hôpitaux…
La servitude du blé
Dans la Genèse, Pharaon rêve de sept vaches grasses et des sept vaches maigres, symbolisant sept années d’abondance et sept années de famine. Cette référence à l’animal paradoxale, alors que les céréales seront largement dominantes dans l’alimentation des Européens jusqu’à la seconde moitié du 20ème siècle, à l’exception de certaines périodes entre 1350 et 1550 fortement carnivore. Le blé est une plante de civilisation, comme ses sœurs le riz et le maïs. Souvent tyrannique le blé peut générer l’abondance ou la pénurie, le bonheur ou la misère, la prospérité ou la famine, la vie ou la mort. « Le bled qui nourrit l’homme a été en même temps son bourreau », écrit Louis-Sébastien Mercier, écrivain des Lumières. Pendant des siècles, le blé va représenter les trois quarts des calories consommées par les Européens. Le blé est la moins onéreuse des nourritures (au milieu du XVIIIème siècle, il est encore onze fois moins cher que la viande de boucherie, 6,5 fois que le poisson de mer et 6 fois moins que les œufs). Mais le blé est source de nombreuses contraintes et servitudes : il suppose une fumure riche qui manque et l’on ne peut cultiver le blé deux années de suite sur un même champ. Il est très sensible aux excès du climat. Ses rendements sont modestes : de l’ordre de 5 grains récoltés pendant des siècles pour un grain mis en terre. Et si l’on tient compte des pertes et de la semence, le rapport passe de 3 à 1. Si bien que le moindre accident climatique entraîne un déséquilibre et ce cercle vicieux : chute de la production, spéculation, cherté, disettes, famines et épidémies. Car la famine, affaiblissant la résistance des individus, favorise le développement des épidémies. C’est ainsi que la grande famine de 1315 offre un terrain favorable à l’épidémie de peste de 1348, qui sera à l’origine de le mort de plus du tiers de la population européenne. Plus tard, typhus, dysenteries, fièvres diverses vont proliférer du fait de la sous-alimentation.
L’une des premières mesures étatiques prises en France sera le fait de Louis XI qui interdit en 1482 la constitution de stocks de céréales et d’exporter le blé hors du Royaume. Il organise la libre circulation des grains entre zones excédentaires et régions déficitaires. Les grandes mesures étatiques viendront plus tard, à partir du règne d’Henri IV. Dès lors, ce n’est plus la revanche de Dieu ou les excès du climat mais le roi qui sera tenu pour responsable, en cas de famines. Plus tard le blé s’incrustera au cœur de l’économie politique naissante : de De Boisguillebert, qui, dans son Traité des grains (1707) met en évidence les deux faces du blé que sont la valeur d’usage et la valeur d’échange, à Jean Fourastié, qui, dans Les Trente Glorieuses (1979) constate qu’il est l’élément majeur de la grande métamorphose de l’humanité occidentale. En toile de fond, il y a cette opposition récurrente dans l’histoire qui va opposer les libéraux, dont le contrôleur général des finances de Louis XVI, Turgot qui sera l’un des premiers à mettre en place ces théories du « laissez-faire, laisser-aller » et cette politique libérale qui débouchera sur la guerre des farines, aux « colbertistes » dont Jacques Necker, qui succédera à Turgot au poste de contrôleur général des finances et, pour qui, il faut avant tout sécuriser les approvisionnements à des prix raisonnables pour éviter les révoltes populaires, est l’un des contempteurs.
Tout au long des siècles, cette opposition va perdurer. D’un côté, celle qui des Gracques sous l’empire romain aux défenseurs contemporains de la souveraineté alimentaire, en passant par les artisans du New-deal de Roosevelt et les fondateurs de la PAC, considèrent que le blé est un bien de subsistance, privilégient l’approvisionnement à bon marché et la protection du marché intérieur. L’autre conception est celle des tenants du libéralisme, qui des physiocrates aux dirigeants actuels de l’Europe, considèrent que seul le marché est à même de résoudre les problèmes.
Au-delà de la céréale, c’est le triptyque blé, farine, pain qui structure l’organisation sociale et politique, comme l’écrit Steven L. Kaplan, historien américain et grand spécialiste du pain français, dans Pour le pain : « « Le pain, le peuple, le pouvoir, c’est le triangle éternel, site du vrai mystère de la vie publique, disait Napoléon. Le pain, c’est l’ordre quotidien, c’est la stabilité sociale, c’est la légitimité politique, c’est le paradigme pour des relations entre Etat et Société ».
Vers un changement de régime alimentaire
A partir du XVIIIème siècle, les famines vont se raréfier puis disparaître en Europe. La révolution agricole amorcée dès la fin du XVIIIème siècle, avec l’arrivée de nouvelles productions comme la pomme de terre et le maïs, longtemps confinées dans les jardins, même si, jusqu’à la fin du XIXème siècle, les céréales vont demeurer prépondérantes dans le régime alimentaire des Européens. L’invention et la spécialisation des races notamment bovines, l’émergence de la zootechnie, les débuts de la médecine vétérinaire bouleversent l’élevage. Les progrès dans les méthodes de conservation (l’appertisation), et la fabrication du froid favorisent le développement du commerce international, qui profite de la baisse du coût du transport maritime et du développement du chemin de fer. Par ailleurs l’agriculture devient de plus en plus un fournisseur de matières premières pour l’industrie alimentaire. Tant et si bien qu’au XIXème siècle, s’amorce une modification du régime alimentaire avec le remplacement progressif d’un régime fondé essentiellement sur les céréales à une nourriture de plus en plus portée sur les protéines et les graisses animales qui connaîtra son apogée au cours de la deuxième moitié du XXème siècle.
Ne plus se soucier de la nourriture du lendemain !
Il n’y a plus que les guerres pour rappeler que la sécurité alimentaire n’est jamais acquise. Au cours de la Première guerre mondiale, l’Allemagne a connu une famine liée au blocus des Britanniques en 1916-1917. Lors de la Seconde guerre mondiale, une chute de la production agricole et les réquisitions allemandes, (20 à 30 % de la production agricole française part outre-Rhin), imposent une gestion de la pénurie avec l’instauration de tickets de rationnement. Ceux-ci ne fournissent que 1 300 à 1 500 calories par jour, alors qu’il en faudrait 2 000 à 3 000, alimentant ainsi un marché noir qui fait dire à Jean-Paul Sartre : « Les paysans tenaient la dragée haute aux habitants des villes ; ceux-ci en retour les accusant d’alimenter le marché noir et d’affamer les populations urbaines. » Il faut attendre l’année 1949 pour voir disparaître complètement les tickets de rationnement sur le pain et se procurer des produits laitiers en vente libre. Entre temps, en 1947, les récoltes furent très mauvaises et la France dut importer d’Amérique la moitié de sa production annuelle, grâce au Plan Marshall.
Pour Sicco Mansholt, ministre de l’Agriculture chargé du ravitaillement en 1945 aux Pays-Bas, la situation était terrible : « Pendant l’occupation des nazis, après la guerre et un hiver très, très froid, il y avait la famine, surtout dans les grandes villes. Ces gens mangeaient des betteraves à sucre, des oignons de fleurs et de tout… Chaque jour des dizaines de personnes venaient demander de la nourriture, ma femme n’en avait plus, même pour les enfants ». Ce qui expliquera la priorité donnée à une agriculture productiviste, dans le cadre de la PAC (Politique agricole commune), dont il fut le principal artisan en tant que commissaire européen. Il s’agit alors de fournir aux consommateurs du Marché commun une nourriture abondante et pas chère.
A partir des années 1950, les progrès dans l’agriculture sont faramineux. Les rendements céréaliers passent de 25 à 75 quintaux par hectare en moyenne, et atteignent parfois 100 quintaux dans les années 1990. Mais, très vite, apparaissent les excédents. Du trop peu, on passe en quelques décennies au trop plein, ce qui posait d’autres problèmes comme la gestion des excédents, casse-tête d’une génération de fonctionnaires de la Commission européenne, nous faisant presque oublier l’essentiel, à savoir le fait que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des populations n’ont plus à se soucier de la nourriture du lendemain.
Les modèles alimentaires s’uniformisent, se déconnectent des territoires et se moquent des saisons. Le modèle urbain d’alimentation impose ses normes. Au cours des trente glorieuses, on ne gagnera plus son pain, mais son bifteck. Depuis la consommation de viande rouge ne cesse de baisser avec un renversement total du rapport à la nourriture. Désormais le danger de l’excès de nourriture (maladies cardio-vasculaires, obésité…) a remplacé la peur de la faim. Malbouffe au Nord, malnutrition au Sud… ainsi se résume la géopolitique alimentaire du monde…
Des famines plus politiques
Pour autant durant ces « trente glorieuses », si les Européens gouttent aux joies de la consommation de masse, le problème de la faim dans le monde prédomine. Un habitant de la Terre sur trois ne mangent pas à sa faim. « Il y a actuellement plus d’hommes qui ont faim qu’il n’y en a eu dans toute l’histoire de l’humanité », déclare à l’époque le directeur général de la FAO. Dans les années 1960, au conflit Ouest/Est, marqué par la guerre froide s’ajoute l’opposition Nord/Sud, notamment autour de l’échange inégal. Paul VI publie une encyclique marquante sur les problèmes de développement Populorum Progressio. L’agronome René Dumont dénonce le manque d’intérêt des élites africaines pour l’agriculture dans son best-seller L’Afrique noire est mal partie, tandis que Paul Ehrlich publie La bombe P (P comme population). Les perspectives démographiques au niveau mondial suscitent en effet bien des inquiétudes.
La réponse à ce défi, certains agronomes pensent la trouver dans cette révolution verte, initiée notamment par Norman Borlaug, un spécialiste de la pathologie des plantes, et soutenue par les grandes fondations américaines, qui propose aux économies rurales des pays en développement, des technologies sophistiquées (semences sélectionnées à haut rendement), mais très coûteuses car elles supposent le développement du machinisme, de la chimie (engrais, produits phytosanitaires…), de l’irrigation. Ce qui, finalement, ne profitera qu’à une minorité d’agriculteurs, les plus aisés.
Dans le même temps, un regard nouveau s’impose sur les famines. Josué de Castro, médecin brésilien qui sera le premier président de la FAO, met en avant les responsabilités de l’homme et des sociétés humaines : « La vérité, écrit-il dans Géographie de la faim, est que la faim n’est pas un phénomène naturel, mais un phénomène social, un produit de l’action des hommes qui se reflète dans les institutions. » Les analyses de l’économiste Amartya Sen, qui a vécu en 1943 la famine au Bengale, alors qu’il avait dix ans, vont dans le même sens. Le prix Nobel d’Economie de 1998 estime que le déclenchement des famines n’est pas forcément la conséquence directe d’un manque d’aliments à la suite d’une mauvaise récolte, mais dépend davantage des conditions politiques de la spéculation. « Les famines sont le produit de la géopolitique, la malnutrition du sous-développement », estime la géographe Sylvie Brunel dans Nourrir le monde.
De la famine en Ukraine en 1932 qui fera 5 millions de morts au Grand bond en avant de Mao, en 1962 qui fera plus de 15 millions de victimes…, les famines sont en grande partie politiques. Du Biafra, en 1968, au Yémen aujourd’hui, en passant par le Soudan, la Somalie, la Corée du Nord, l’Ethiopie, le Darfour… les conflits sont sous-jacents. Ce qui ne facilite guère l’aide alimentaire d’urgence, qui s’est institutionnalisée, les agences d’aide et les ONG n’ayant pas toujours accès aux populations. L’aide est souvent un outil de contrôle, et la famine, une instrumentalisation politique.
Les émeutes de la faim de 2008 dans une trentaine de pays ont montré l’actualité de la faim, et témoignent de bien des points communs avec les famines du passé : la démographie, le manque de stocks, la spéculation sur les prix, la rumeur, hier la part des terres arables en jachère, aujourd’hui la concurrence des agrocarburants, et le développement d’une alimentation carnée (70 % des céréales sont aujourd’hui destinées à l’alimentation animale), la récurrence des accidents météorologiques, aggravée aujourd’hui par le changement climatique, la corruption des élites politiques et administratives.
Pourtant les famines ne devraient plus exister. Le monde produit suffisamment pour nourrir la planète. « Il faut 200 kilos de céréales par habitant et par an, or on en produit 330 », estime Marc Dufumier, ancien professeur d’agriculture comparée à AgroParisTech. Mais le problème n’est pas résolu pour autant. Il faut en assurer la distribution, la repartir le plus équitablement possible et permettre aux plus pauvres d’accéder à la nourriture en leur assurant un pouvoir d’achat. Et ce n’est pas le plus simple.
Depuis des décennies, le même nombre de victimes de la faim, chiffré entre 850 000 et un milliard, ne bouge pas même si en proportion, il baisse du fait de l’augmentation de la population. Paradoxalement, ces victimes de la faim sont pour les trois quarts des hommes de la terre, paysans pauvres, paysans sans terre, ouvriers agricoles, parfois forcés pour survivre à l’exode vers les villes ou les ports, là où arrivent l’aide humanitaire ou les excédents bradés des pays riches. Souvent, ils s’adonnent à l’agriculture urbaine pour sortir de la misère.
L’agriculture urbaine, au Sud et au Nord
La FAO estimait qu’environ 800 millions de personnes dans le monde s’adonnaient à l’agriculture urbaine. Souvent une nécessité vitale car source de revenus directs pour des populations parmi les plus précaires. La production des villes a même représenté 20 % de la production agricole mondiale dans les années 1990. Aujourd’hui certains estiment qu’elle ne dépasse pas 3 %. Si l’agriculture urbaine a tendance à perdre de son importance dans les pays du Sud, elle est désormais à la mode dans les pays du Nord, dont les habitants se préoccupent désormais plus d’environnement, de qualité de vie, de sécurité des aliments…
Alphonse Allais voulait amener les villes à la campagne. C’est désormais la campagne qui s’invite à la ville. Phénomène de société ? Rêve de bobos ? Toujours est-il que le maraîchage urbain est dans l’air du temps. Les projets se multiplient dans les grandes métropoles occidentales, (fermes verticales à très hautes technologies, potagers dans les parcs publics, aquaponie…) Le phénomène n’est pas nouveau, à l’exemple du quartier du Marais à Paris. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, 8 500 maraîchers produisaient sur 1 400 hectares (le sixième de la superficie de Paris), 100 000 tonnes de légumes destinés aux 2 millions de Parisiens, l’excédent étant exporté vers l’Angleterre. Quant aux jardins ouvriers, – lancés par l’abbé Lemire, à la fois pionnier du catholicisme social, député-maire d’Hazebrouck, et initiateur de nombreuses réformes sociales à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, pour notamment éloigner les ouvriers des cafés -, ils ont donné un air de campagne aux villes.
Aujourd’hui dans Paris intramuros, sur une centaine d’hectares de toits ou de murs végétalisés, trente sont consacrés à l’agriculture. Paris possède la plus grande ferme urbaine hydroponique au monde sur les 14 000 m2 de toits du Parc des expositions. Elle produit une vingtaine de variétés de fruits et de légumes : des tomates noires de Crimée aux fraises charlotte…
Dans les grandes métropoles occidentales, l’agriculture urbaine, marginale en termes d’approvisionnement, – elle ne peut être qu’un complément alimentaire, car orientée essentiellement vers le maraîchage -, est avant tout un enjeu éducatif, notamment pour les jeunes générations et un créateur de lien social voire de convivialité. L’agriculture urbaine ne pourra contribuer qu’à la marge à cette insécurité alimentaire qui caractérise des grandes métropoles aujourd’hui.
L’autonomie alimentaire des villes, aujourd’hui
« Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie », déclarait le 12 mars 2020 Emmanuel Macron. Même si, en la circonstance, la chaîne alimentaire a plutôt bien fonctionné, la pandémie du Covid-19 nous interroge quant à nos modes de production agricole et de consommation alimentaire et notre souveraineté alimentaire.
Une étude, publiée en 2017 par le cabinet de conseil Utopies, constate que l’autonomie alimentaire des 100 plus grandes aires urbaines françaises s’élèverait à 2,1 % en moyenne. Ce qui signifie que, dans un périmètre allant jusqu’à 50 voire 100 kilomètres autour de ces agglomérations, seule 2 % de la production locale est consommée dans ce périmètre, ce qui signifie que chaque habitant de ces villes ne dépense qu’environ 15 € par an en production locale. Le reste, 98 %, est exporté. Ce qui, a contrario, veut dire que 98 % de la consommation alimentaire locale est importée de l’extérieur (hors périmètre), alors qu’une reconquête même partielle (de l’ordre de 10 à 15 % de la production locale (il serait inconcevable d’être totalement autonome !) permettrait de limiter les flux de transports, et donc l’empreinte carbone, de créer des emplois et de sécuriser la chaîne d’approvisionnement.
D’autres études montrent que Paris et Londres ne disposent que de trois à quatre jours de réserves avec des produits alimentaires qui ont parcouru en moyenne 600 kilomètres, mais souvent beaucoup plus si l’on y intègre tous les composants. Une situation plus que problématique en cas de crises, qu’elles soient pandémiques, climatiques, énergétiques ou sociales, comme une grève des transports !
Denis Lefèvre